Youtube, Twitter, Linkedin… Les pro-atome envahissent les réseaux sociaux grâce à une kyrielle d’opérations de communication lancées par l’industrie électronucléaire. Leur argument phare : la faible empreinte carbone du secteur. Leur méthode : construire une opposition factice entre scientifiques (pronucléaires) et militants (anti).
Il était un temps où EDF faisait la promotion de son activité en glissant soigneusement des feuillets en papier glacé à la fin d’un magazine, ou dans les boîtes aux lettres. On pouvait y découvrir l’« investissement humain et technique exceptionnel » de la centrale nucléaire de Fessenheim (Haut-Rhin, elle a fermé en juin 2020) ou encore la « transparence » et la « responsabilité » de l’entreprise de production d’électricité. Depuis une dizaine d’années, ces plaquettes publicitaires prennent la poussière au fond des tiroirs : désormais, pour vanter ses mérites, l’industrie électronucléaire mise plutôt sur les réseaux sociaux.
En 2018, l’Andra, l’agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs, a lancé le mouvement en faisant appel à trois vidéastes [1], pour promouvoir le projet de stockage de déchets nucléaires, Cigéo. « On n’est pas là pour dire si le nucléaire c’est bien ou pas bien, se défendait Dave Sheik, l’un des youtubeurs, dans sa vidéo publiée en juillet 2018. Qu’on soit pour ou contre, il faut quand même bien faire quelque chose de ces déchets. »
En essayant d’éviter le débat clivant, l’opération de communication avait surtout un but « d’acceptabilité sociale », estimait dans Reporterre Béatrice Jalenques-Vigouroux, chercheuse en science de l’information à l’Institut national des sciences appliquées de Toulouse. « L’Andra veut rassurer les gens, il ne faut pas qu’elle paraisse comme un ennemi », analysait-elle.
Des partenariats rémunérés avec des youtubeurs et des web-télés
Trois ans plus tard, la stratégie de l’industrie électronucléaire n’a pas changé, et même, s’affermit. En décembre 2020, le groupe Orano (anciennement Areva, spécialisé dans les combustibles nucléaires) a sponsorisé deux chroniques de la web-télé « Le Stream ». Lors de la première, les animateurs ont proposé un quiz, dont les questions étaient principalement orientées sur l’aspect bas-carbone de l’énergie nucléaire [2] et sur le fait que le secteur recrute énormément. « Si vous cherchez du boulot, il y en a chez Orano », concluait un des animateurs lors de la seconde chronique, centrée sur l’interview d’une salariée du groupe.
- En décembre 2020, le groupe Orano (spécialisé dans les combustibles nucléaires) a sponsorisé deux chroniques de la web-télé « Le Stream ».
Depuis janvier 2021, le groupe EDF (producteur et fournisseur d’électricité) a aussi choisi de publier sur Facebook plusieurs vidéos courtes en partenariat avec le site d’actualités Konbini et le youtubeur Poisson Fécond. Le principe : en moins de deux minutes, le vidéaste répond aux questions des internautes sur le domaine de l’énergie. L’occasion là encore de mettre en valeur l’industrie nucléaire.
« Le nucléaire, c’est ce qui nous permet de produire beaucoup d’énergie tout en rejetant très peu de CO2 », résume Poisson Fécond au cours du deuxième épisode. C’est vrai, mais cela élude totalement des problématiques qui mériteraient aussi d’être évoquées : la question du vieillissement des centrales, des risques de saturation des piscines de refroidissement, des lacunes du projet Cigéo, les conséquences des accidents nucléaires, ou encore du coût important du secteur.
« Il y a des logiques très intéressées des industriels derrière ces stratégies de communication », relève Alexandre Eyries, enseignant-chercheur en sciences de l’information et de la communication à l’université de Bourgogne Franche-Comté. Leur but : « redorer l’image » et « dédiaboliser » un secteur parfois controversé, qui peut faire peur aux Français. En visant un public jeune, très actif sur les réseaux sociaux.
« Ce sont des acteurs qui sont imprégnés du mythe du « tout nucléaire » »
Cette promotion de l’industrie nucléaire se poursuit aussi sur Twitter. Cette fois… par des salariés eux-mêmes. Tristan Kamin, 27 ans, est ingénieur en sûreté nucléaire pour « un industriel privé ». Depuis 2018, il commente sur les réseaux sociaux les sujets d’actualité liés à l’énergie, et décrit certains aspects de son métier dans des séries de tweets. Surtout, il traque impitoyablement tous les contenus critiques du nucléaire, pour les « débunker » (c’est-à-dire montrer qu’ils sont faux).
- Tristan Kamin, ingénieur en sûreté nucléaire, utilise les réseaux sociaux – notamment Twitter et Twitch – pour discuter de l’actualité liée au nucléaire.
« Pendant ma formation, j’ai constaté qu’il y avait une énorme différence entre les discours sur le nucléaire que j’entendais dans la société, dans les médias, et ce que je découvrais au jour le jour dans mes cours, explique-t-il à Reporterre. J’avais l’impression qu’on racontait n’importe quoi sur mon sujet de prédilection. »
« Je me suis aussi rendu compte, poursuit-il, que les sujets d’énergie, dont le nucléaire, avaient d’énormes enjeux sociétaux, économiques, et surtout écologiques et climatiques. C’est pour cela que j’ai commencé à essayer de vulgariser ces thématiques sur les réseaux sociaux. »
Il l’assure : malgré son nombre important de tweets quotidiens, il est le seul à publier sur son compte, cela ne fait pas partie de sa fiche de poste et ce n’est pas une opération de communication du secteur. Les stratégies marketing des industriels faisant appel à des influenceurs le rendent d’ailleurs « sceptique », dit-il.
« En revanche, les actions de sensibilisation au métier – comme récemment la vidéo du youtubeur Ludovic B, qui suit pendant 24 heures un technicien en radioprotection à l’usine de la Hague [3] dans laquelle on montre une profession, on explique comment on travaille, je trouve ça absolument génial », indique Tristan Kamin. Selon lui, le secteur serait encore perçu comme un milieu « opaque » et « mystérieux » : il faudrait donc « rompre avec le fantasme et montrer la réalité ».
- Le YouTubeur Ludovic B a réalisé, en partenariat avec Orano, une vidéo où il suit pendant 24 heures un technicien en radioprotection.
Parmi toutes les personnes twittant sur le nucléaire, plusieurs semblent, au vu de leur biographie Twitter, travailler elles aussi dans le secteur. « Ce sont des acteurs qui sont imprégnés du mythe du “tout nucléaire”, dit à Reporterre Yves Marignac, consultant en énergie et porte-parole de l’association Négawatt [4] Ces personnes-là, retraitées ou salariées actives d’EDF par exemple, sont dans une dissonance majeure par rapport à une évolution de la société où cette image du nucléaire se défait. Elles se sentent agressées, il y a une sorte de réflexe de forteresse assiégée. » En bref, ces personnes utilisent les réseaux sociaux pour défendre leur outil de travail.
En 2018, l’association Voix du nucléaire a été créée. Elle réunit aujourd’hui près de trois cents adhérents — dont Tristan Kamin, qui fait partie du conseil d’administration — issus de l’industrie pour la plupart d’entre eux. Son but : diffuser, notamment grâce aux réseaux sociaux (Twitter et Linkedin en tête), un discours en faveur du nucléaire. « On constate que les citoyens disposent assez peu d’informations équilibrées, dit à Reporterre Myrto Tripathi, présidente et fondatrice de l’association. Ils connaissent les points négatifs, toute la partie risques – c’est particulièrement prégnant dans la pop culture – mais ils n’ont pas forcément l’autre face de la pièce. Cela nous semble important d’apporter cet autre aspect pour que les gens se fassent leur propre avis. »
« Le nucléaire est un mal nécessaire face à l’impératif climatique »
Depuis quelques années, une nouvelle catégorie d’internautes semble d’ailleurs s’intéresser au discours pro-atome. Et, surprise… ils se revendiquent écologistes. Alors que le mouvement écolo français s’est fondé sur des racines profondément antinucléaires, on observe pourtant une augmentation du nombre de personnes estimant que l’énergie atomique, peu émettrice de gaz à effet de serre, pourrait être un atout dans la lutte contre le changement climatique.
« Ce sont des profils qui ont une prise de conscience de l’urgence climatique assez récente, analyse Nicolas Nace, chargé de campagne Transition énergétique pour Greenpeace France [5] Un phénomène d’anxiété surgit, et le nucléaire apporte une illusion de solution miracle, qui permettrait d’être bas carbone. »
« Il y a beaucoup de gens qui n’étaient pas particulièrement pronucléaires jusqu’ici, voire plutôt antinucléaires, mais qui peu à peu voient le nucléaire comme un mal nécessaire face à l’impératif climatique », remarque aussi l’ingénieur Tristan Kamin.
Cette position est incarnée par une personne : Jean-Marc Jancovici. Ce consultant et spécialiste de l’énergie, surnommé « JMJ » par sa communauté de fans, rencontre un franc succès sur les réseaux sociaux. Ses cours et conférences diffusés sur Youtube attirent un nombre croissant de curieux — malgré une qualité d’image moyenne. Dans ses vidéos, il évoque bien d’autres sujets que l’énergie nucléaire mais c’est son point de vue sur ce sujet qui est largement repris et a construit sa renommée.
- Les cours et conférences de Jean-Marc Jancovici rencontrent du succès sur YouTube.
« Les risques portés par le nucléaire civil sont considérablement inférieurs aux risques [liés au changement climatique] qu’il permet d’éviter quand on le met en œuvre. C’est un arbitrage des risques », résume-t-il lors d’une interview accordée au géopolitologue Pascal Boniface. Dans un entretien sur Arte, Jean-Marc Jancovici estimait que le nucléaire est « un amortisseur de la décroissance, plus efficace que l’éolien ou le solaire ».
Dans les commentaires des vidéos de « Janco », les éloges ne tarissent pas. « Vous êtes brillant », écrit un internaute. « Vous êtes d’utilité publique », renchérit un autre. Ses plus grands adeptes ont même créé un slogan — le très sobre « Veni Vidi Jancovici » —, des pages Facebook de « mèmes » (des images humoristiques reprises sur internet) de JMJ, ou encore des remix musicaux de ses conférences.
« Il arrive à faire converger des gens qui d’ordinaire ne sont pas d’accord, constate Vincent Carlino, chercheur en sciences de l’information et de la communication à l’université de Neuchâtel (Suisse). Chacun vient chercher dans ses discours des éléments qui pourraient appuyer son point de vue, ce qu’on a à démontrer. » Ainsi, il peut attirer des salariés de l’industrie électronucléaire tout comme des personnes réticentes aux énergies renouvelables, ou encore des citoyens adeptes de la décroissance.
« Jean-Marc Jancovici s’adresse à des personnes qui ont un peu plus de recul disciplinaire ou scientifique, plus d’éducation sur le sujet, qui ont besoin d’avoir du contenu fouillé, approfondi », note aussi l’enseignant-chercheur Alexandre Eyries.
« Le discours des youtubeurs se présente comme pédagogique mais il y a une volonté de faire passer des messages »
Sur Youtube, la vulgarisation scientifique dans son ensemble rencontre de plus en plus de succès. Rodolphe Meyer, 30 ans, ingénieur de formation, publie depuis 2015 sur sa chaîne YouTube Le Réveilleur des vidéos explicatives sur le changement climatique, le stockage de l’énergie, le solaire thermique et, justement, le nucléaire.
- Rodolphe Meyer publie des vidéos de vulgarisation scientifique sur sa chaîne YouTube « Le Réveilleur », où il aborde notamment la question de l’énergie nucléaire.
« C’était un sujet pas mal demandé par mes abonnés, explique à Reporterre le vulgarisateur. Ces séries de vidéos ont un public, mais je ne les vois pas sortir spécialement du lot par rapport à d’autres vidéos sur l’énergie. » Cet attrait, il l’explique d’abord par une appétence accrue pour la vulgarisation scientifique sur les réseaux sociaux. En outre, selon lui, « il y a un « shift » dans les personnes qui s’intéressent à l’écologie. Il y en a de plus en plus, qui ne viennent pas forcément des milieux traditionnels, antinucléaires, anticapitalistes, etc. Elles n’ont pas un positionnement habituel, donc ça déplace les discussions. »
Dans ses vidéos, Rodolphe Meyer se targue de réaliser une analyse « fouillée et sourcée », il met à disposition tous les documents qui lui ont permis de réaliser ses vidéos. Au-delà de ses explications sur l’empreinte carbone du nucléaire, ou les différentes sortes de déchets radioactifs, il n’hésite pas à prendre ouvertement position : contre la fermeture de la centrale nucléaire de Fessenheim par exemple.
« Le discours des youtubeurs se présente souvent comme pédagogique mais on sent qu’il y a une volonté de faire passer des messages, observe le chercheur Vincent Carlino. Paradoxalement, ce sont des discours qui se veulent scientifiques et qui s’opposent à une approche antinucléaire qui serait, elle, forcément militante. »
« C’est un discours qui se veut rationnel, fondé sur des analyses, poursuit Andrea Catellani, professeur à l’université catholique de Louvain (Belgique). Ils sont dans la polyphonie, le fait de reprendre des arguments, de les démonter, et de montrer qu’ils ne tiennent pas. Ils mettent en avant des arguments en faveur du nucléaire, et moins les arguments contre. »
« Vous ne pouvez pas tracer une ligne entre quelqu’un qui serait un scientifique neutre et pédagogique, et quelqu’un qui aurait une influence politique, se défend Rodolphe Meyer. Si j’évoque un élément scientifique, qui a des implications sur les choix qu’on fait en matière d’énergie, ça a forcément une implication politique. Où est-ce que s’arrête le scientifique et commence le politique dans l’enchaînement suivant : le nucléaire émet peu de CO2, il est peut-être un moindre mal pour le climat donc on peut se demander si c’était une bonne idée de fermer Fessenheim ? »
Une « meute » sur les réseaux sociaux
Sur les réseaux sociaux, dès qu’une critique au sujet du nucléaire est émise, les « pronucléaires » arrivent « en meute », dit à Reporterre Charlotte Mijeon, porte-parole du réseau Sortir du nucléaire. « Ils sont méprisants, agressifs », déplore-t-elle. « Ce sont toujours des insultes, ils nous font passer pour des idiots désinformés et réducteurs. Ils nous disent « vous n’avez aucune notion, aucune connaissance » », approuve Joël, militant contre le projet Cigéo à Bure. « C’est une stratégie pour délégitimer », juge aussi Nicolas Nace de Greenpeace. « Certains antinucléaires ont pu raconter des sornettes par le passé, comme sous-entendre que le nucléaire était mauvais pour le climat. Cela noie leurs autres arguments, qui peuvent être pertinents », réplique le youtubeur Rodolphe Meyer.
Ainsi, un débat sur le nucléaire, qui devrait prendre une place importante dans la prochaine campagne présidentielle, peut d’emblée sembler biaisé. « Cela nous inquiète, reconnaît Charlotte Mijeon de Sortir du nucléaire. On pourra faire tous les efforts de pédagogie qu’on veut, produire des données récentes, vérifiées et sourcées, on sera toujours considérés par certains comme des idéologues. À l’inverse, un Jancovici sera vu comme un expert quand bien même les données qu’il utilise (par exemple sur les énergies renouvelables) sont obsolètes et que ses conclusions sur le développement du nucléaire sont en contradiction avec les rapports du Giec. » [6]
En outre, l’argument climatique semble balayer tout sur son passage : « La question des déchets ou de la sûreté nucléaire ne trouve plus de place dans le débat aujourd’hui, parce que tout est immédiatement noyé sous des interventions disant que le nucléaire est de toute façon indispensable pour lutter contre le changement climatique, soupire le consultant Yves Marignac. On devrait pouvoir développer un débat construit autour de la politique nucléaire, et ce débat, on ne peut pas l’avoir. Parce qu’à la moindre affirmation qu’un modèle 100 % énergies renouvelables est possible, les gens crient au délire et à l’imposture. »
Le débat dépasse évidemment les sphères d’internet puisque, au sein même du gouvernement, des questions similaires se posent. Emmanuel Macron a affirmé, à l’occasion d’une visite en décembre 2020 à l’usine Framatome du Creusot, que « notre avenir énergétique et écologique [passait] par le nucléaire ». À l’inverse, Barbara Pompili, ministre de la Transition écologique et solidaire, a rappelé mercredi 7 avril, au micro de BFM–TV, que selon une étude de l’Agence internationale de l’énergie et du Réseau de transport d’électricité, il était « possible » de se passer du nucléaire.
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