Chimiste en centrale nucléaire, notre contributrice témoigne de l’atmosphère délétère qui règne selon elle au sein du management du groupe EDF. Et ce, malgré ses alertes auprès des autorités.
Trente années de fusion avec la fission et de passion pour la chimie du nucléaire civil, aujourd’hui confrontée à la perte de sens de l’entreprise. Après un CAP de cuisine et un bachelor à l’école FERRANDI (Paris), un passage des maisons étoilées (Alain Passard, Alain Senderens, Nicolas Magie,…), ma cuisine est un véritable laboratoire où l’humain et mes valeurs retrouvent sens.
La Commission de régulation de l’énergie (CRE) nous expliquait dernièrement que la hausse du prix de 1,7 % de l’électricité le 1er février 2021 pour les particuliers et de 3,0 % pour les professionnels était inévitable, notamment en raison de la crise économique, aux conséquences sanitaires de la pandémie, ou à la hausse du prix des matières premières des énergies alternatives telles que le charbon… qui soit dit en passant représente moins de 0,3 % de la production d’électricité.
Or l’hétéronomie des sources d’augmentation avancées par la CRE passe bien évidemment sous silence le soutien aux énergies alternatives à grands coups de subventions, les départs des clients d’EDF, les bullshit jobs bien payés… Bref, on évoque encore une fois les aspects financiers et commerciaux de l’électricité, mais c’est sans faire cas des aspects humains et managériaux. Pourtant, ces derniers sont loin d’être négligeables quand il n’est plus à démontrer que les trois plus gros leviers de réduction des prix sont la matière première (quantité, qualité, coût), la masse salariale (effectif, salaires, sous-traitance…) et les organisations du travail (« faire plus avec moins », management des organisations…). Et ce, quelle que soit la production. Et ce sera ce dernier qui sera le sujet de cet article.
En effet, c’est en comptant sur la bonne volonté, l’assiduité et la contribution de certains managers que rien n’effraie pour voir leur carrière s’envoler, que ce management de la honte s’ancre chez EDF, comme ce fut le cas il y a une décennie chez France Télécom. J’en suis le témoin, étant encore dans l’attente de savoir si le tribunal reconnaît que j’en ai été la victime. Personnellement, il m’aura fallu par exemple plus de 6 années pour saisir pleinement la signification et entrevoir la symbolique de ce SMS — un parmi tant d’autres — qui m’a été adressé en 2014 par mon chef de service lors de ma double fracture du métatarse, à la suite d’un choc dans un atelier de la section Instrumentations… Et encore, à ce jour je ne suis pas certaine d’avoir saisi toute l’idéologie qui en émane ni d’en avoir saisi toute la portée : « Sophie, je viens d’apprendre que tu es arrêtée à la suite de ton choc avec un carton aux Essais… Ce que je voulais te proposer c’est de rester au repos jusqu’au 23/10 sans utiliser ton arrêt de travail afin de ne pas impacter le Tf du site… Bon courage. »
Pourtant ce « simple » SMS aura un impact retentissant et délétère sur ma santé, physique dans un premier temps, puis mentale à plus long terme. Aujourd’hui encore, je ne m’en remets pas et si j’ai conscience d’user de mots forts — je serais trop fragile diront certains —, ils ne sont factuellement qu’à la hauteur des enjeux de santé publique que porte notre entreprise : ce SMS est le symbole de toute la déliquescence de la « culture sureté ». La réception d’un tel message, si ce dernier peut paraître anodin, alors que vous venez d’apprendre que vous avez une double fracture est dans les faits ravageuse : abasourdie par une immobilisation forcée, je me surprends de répondre un fébrile : « si cela ne change rien ». C’est dire à quel point un tel message vous déstabilise, puis vous dévaste moralement. Dans un premier temps, la stupéfaction s’étant dissipée avec les pleurs, il vous plonge dans une incompréhension, puis dans une extrême solitude qui inconsciemment ordonne votre isolement du collectif auquel vous appartenez. Mais c’est bien pire, il vous réduit à un indicateur ! À la minute où vous le recevez, vous n’êtes plus une force de travail appartenant à un collectif qui peut pallier votre absence, mais vous devenez instantanément un indicateur de performance défaillant. Ce n’est plus votre engagement dans votre travail qui compte, mais ce que vous représentez : un préjudice aux indicateurs de performance de votre chef, vous êtes réduite à « ça »… Ainsi, en un quart de seconde, en un « tweet » dirait-on aujourd’hui, votre chef de service vous désigne comme nuisible à l’institution à laquelle vous appartenez depuis 24 ans.
Pour ma part, ayant managé une cinquantaine de personnes en tant que chef de laboratoire, je ne comprenais pas ce qui se passait, mais le monde dans lequel j’avais grandi s’écroulait. Je perdais mes repères, je n’étais plus dans un environnement sécurisé, je devenais pestiférée : « le maillon faible » ! À la douleur physique de l’accident de travail venait de s’ajouter le doute de mon utilité à l’entreprise. Les membres du collectif auquel vous croyez appartenir vous fuient de peur de votre contagiosité ! Et pour s’assurer de ne pas être le prochain sur la liste, ils sont intuitivement persuadés de ne pas avoir d’autre choix que d’adhérer à cette idéologie en place qui consiste en la matière, à abaisser l’équipe du site dans un « quoi qu’il en coûte » macronien… en se mettant eux-mêmes au service de cette idéologie.
Voilà donc en quoi consiste aujourd’hui le management des accidents du travail au Centre nucléaire de production d’électricité (CNPE) du Blayais. Et cela ne choque personne, ou ne choque plus personne. Sauf moi devrais-je dire, car il ne me serait jamais venu à l’esprit en tant que chef de laboratoire de proposer une telle solution à un accidenté du travail, ni même de le penser ne serait-ce qu’un quart de seconde… Trop humaine, pas assez carriériste, ou tout simplement trop bête diraient certains ! Ainsi va le management de la sécurité en centrale nucléaire…
Et, in fine, paradoxe des paradoxes, lorsque vous reprenez votre travail, si vous souhaitez retrouver votre place au sein du collectif, vous n’avez pas d’autre choix que de redevenir « corporate »en adhérant à l’insu de votre plein gré à cette idéologie qui vous a elle-même isolée. Dans la même logique, la direction du CNPE, l’Autorité de Sûreté Nucléaire (ASN), inspection du travail des travailleurs du nucléaire autrement appelée le gendarme du nucléaire (juge et partie payé à 46 % par EDF) et le comité Éthique & Conformité d’EDF (100 % payé par EDF) soutiendront et confirmeront la « conformité éthique » des agissements de ce chef de service justifiant que « cela n’était pas fait méchamment » et « qu’au final, l’accident avait été déclaré »… Ce qui est vrai au demeurant, ne pouvant en être autrement, car je n’ai pu poser le pied par terre pendant plusieurs semaines !
Mais à combien d’agents de telles propositions indécentes ont été faites ? Combien ont accepté de ne pas déclarer leur accident pour ne pas impacter le service, voire pire, de peur de représailles, d’impact sur leur rémunération, leur carrière ou de discrimination a posteriori ? Combien n’ont eu d’autre choix que d’accepter s’ils voulaient juste « garder l’estime » de leur hiérarchique, ne pas faire de vague et ne pas être sanctionnés d’une façon ou d’une autre ? Gunther Anders, après sa visite à Hiroshima en 1958 dans l’excellent ouvrage Hiroshima, écrira : « nulle part il n’est trace de méchanceté, il n’y a que des décombres », je finis par croire que c’est malheureusement ce qui nous attend.
Ainsi, en dégradant sciemment le niveau de santé des agents au profit des indicateurs, du service et du site, des résultats de cet excellent chef de service — qui lui valent la fulgurante carrière qu’on lui connait —, de l’image du site et de l’entreprise, en procédant à la « distorsion suggestive » des règles de sécurité, de santé au travail, s’installe insidieusement une perte de culture de la santé au travail dans les collectifs et une dégradation des conditions de travail au profit d’une novlangue que l’on nous serine sans cesse telle que « la qualité de vie de travail », la « vigilance partagée », « le bonheur au travail »…. Tout cela laisse à penser que l’employeur a adapté avec bienveillance le travail à l’homme alors que dans les faits, c’est bien à l’homme de s’adapter « quoi qu’il lui en coute » au travail. En prenant conscience de cette réalité, de cet état de fait, on peut aisément pousser le raisonnement plus loin, d’autant que lorsque vous le soumettez à l’ASN, cette dernière reste muette, pire qu’une carpe, n’ayant même pas la bienséance de vous répondre.
Alors qu’en est-il du management de la sûreté nucléaire ? Pourquoi serait-ce différent ? On joue bien avec la santé des hommes, on les assimile à des indicateurs, on les manipule par intérêt carriériste, personnel ou institutionnel, on bafoue le code du travail, n’est-ce pas encore plus simple avec des actes sans paroles ? Pour s’en prémunir, pour mémoire, la loi dite TSN (Transparence à la Sécurité Nucléaire) du 13 juin 2006 crée une autorité administrative indépendante, la « Haute autorité de sûreté nucléaire », chargée du contrôle de la sécurité nucléaire, de la radioprotection et de l’information, dont l’indépendance contribuera à renforcer la confiance de la population dans le dispositif français de contrôle de la sécurité nucléaire. Toujours est-il que malgré cette loi dite TSN, j’ai pour ma part vu, j’ai vécu la déliquescence de ladite « sûreté nucléaire » notamment lors de la falsification de date de péremption d’un étalon de pH de générateur de Vapeur (Important pour la sûreté) par un technicien, lors de non-déclarations de non-qualité d’exploitation ou le même chef de service m’a targuée de « donner une importance démesurée à des faits jugés non significatifs », ou encore que « ce n’est pas notre argent » lorsqu’il s’agissait de dépassement budgétaire non autorisé.
Mais depuis plus de 6 ans, j’ai beau retourner dans tous les sens tous ces reproches, ils me renvoient tous à ce SMS et au dévoiement systémique et institutionnel des référentiels dont il est la parfaite illustration. Toujours est-il que je ne peux me résoudre à penser que mon niveau d’exigences est trop élevé au regard des responsabilités, des habilitations « Sûreté nucléaire niveau 4 » et de l’astreinte décision dans le Plan d’urgence interne qui m’étaient confiées ; des référentiels de sûreté, sécurité, on me demandait d’appliquer et de gérer le budget de 5 millions d’euros de mon service. Budget au mieux déplacé au regard de la dette d’EDF et au respect que je dois à nos clients. Mais en revanche, et ce n’est là que mon avis, que le niveau d’exigences de ce chef de service — et malheureusement de certains autres — est bien dérisoire au regard des responsabilités qui lui sont encore confiées… car on est juste dans le nucléaire ! Voilà donc de nos jours à quoi est réduite la sacro-sainte culture sûreté dans notre entreprise à forts enjeux de santé publique et chez ceux qui nous « surveille ». Le message est on ne peut plus clair : il n’importe plus que les choses soient faites comme elles doivent être faites, conformément aux référentiels applicables pensés par nos pères, il suffit d’être « trop intelligent » pour ne pas se faire prendre dans ce dévoiement institutionnel, systémique et désormais culturel de toutes les règlementations en place. Bref, ça vaut le coup d’être le roi !
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