Source : Sûreté nucléaire : les sous-traitants maltraités en grève
Après une première journée de grève le 7 février dernier devant le siège d’Altrad, à Montpellier, les grévistes d’Altrad Endel, ont rejoint ce mardi 7 mars les manifestations contre la réforme des retraites aux quatre coins de l’hexagone. Ces sous-traitants d’EDF hautement qualifiés effectuent un travail difficile indispensable au bon fonctionnement des centrales électriques françaises. Pourtant, ils dénoncent des conditions de travail désastreuses et un dumping social de plus en plus important. Leur mouvement social questionne la disponibilité de l’énergie, voire la sûreté nucléaire. Blast a enquêté.
Alors que la réforme des retraites plonge la France dans des mouvements sociaux de grande ampleur, le premier jour de grève des salariés d’Altrad Endel, le 7 février dernier, est presque passé inaperçu. Pourtant, leurs métiers, qu’ils sont parmi les seuls à maîtriser, sont essentiels à la maintenance des réacteurs nucléaires, et donc au fonctionnement des centrales françaises et à la disponibilité de l’énergie. Ils réclament, en plus du retrait de la réforme, une hausse de salaire générale en adéquation avec l’inflation et de meilleures conditions de travail. S’ils n’ont obtenu qu’une très petite visibilité, c’est en partie à cause de la partition des compétences du nucléaire via une sous-traitance à outrance, qu’ils dénoncent.
« Avec une inflation à 6%, c’est impossible de tenir », explique Frédérik Conseil, de la CGT Endel, à Blast. Avant de préciser : « Altrad ne veut pas donner d’augmentation générale dans son groupe, mais uniquement de manière individuelle, à la tête du client. » Le syndicaliste dénonce les mauvais salaires : « Chez nous, un soudeur gagne entre 13 et 14 euros de l’heure. À 60 ans, l’un d’entre eux ne gagne que 2000 euros brut ! » Il se questionne également sur la manière dont seront construits et entretenus les six nouveaux réacteurs promis par Emmanuel Macron en février 2022. Le président avait déclaré qu’ils devraient être lancés d’ici à 2050, posant même une option pour la fabrication de huit supplémentaires : « Avec ces conditions sociales, la fuite des compétences va encore s’accentuer. Pour fabriquer les EPR2 de demain, la direction a estimé qu’il va manquer mille salariés. Comment est-ce qu’on va attirer les jeunes ? »
L’entreprise Endel, ancienne filiale d’Engie qui compte 4000 collaborateurs selon son site internet, a été rachetée par le milliardaire Mohed Altrad en 2022. L’homme d’affaires est habitué des coups tordus : également président du Montpellier Hérault Rugby, il vient d’être condamné, le 13 décembre dernier, par le tribunal correctionnel de Paris à dix-huit mois de prison avec sursis et 50 000 euros d’amende pour avoir trempé en 2017 dans une affaire de corruption avec Bernard Laporte. « Il est venu se présenter chez nous en disant que c’était un bon patron, qu’il aimait le social, que le plus important dans la société ce n’était pas lui, mais les ouvriers », se souvient Frédérik Conseil. Mais selon lui, les employés ont vite déchanté : « Le changement de braquet de la direction d’Endel a été immédiat. Ils ont découpé l’entreprise en morceaux et ont créé de nombreux nouveaux services dont les moins rentables pourront être abandonnés. »
S’il est inquiet pour l’avenir d’Endel. Le syndicaliste l’est encore plus pour le bon fonctionnement des centrales nucléaires, d’autant plus que la filiale est numéro un sur le segment de la maintenance des cinquante-six réacteurs hexagonaux. Elle avait par ailleurs réalisé des chiffres d’affaires de 550 millions d’euros en 2020 et 595 millions en 2021 et n’a jamais été aussi riche, selon le délégué CGT, qui regrette qu’Altrad ne mette pas la main au portefeuille. Il développe : « 172 millions de trésorerie chez Endel, et les augmentations que nous demandons leur coûteraient 4,4 millions ».
Contactés par Blast pour commenter ces chiffres et les revendications syndicales, ni le service communication de l’entreprise ni son PDG, Madany Lias, n’ont répondu à nos questions.
« Faire du nucléaire low-cost »
Gilles Reynaud est un ancien salarié de la sous-traitance. Il travaillait à la centrale nucléaire du Tricastin (Drôme) pour une filiale d’Orano, une multinationale française d’exploitation des sites nucléaires. Syndicaliste chez SUD Energie, il est aujourd’hui président de l’association Ma Zone Contrôlée, qui informe sur les métiers des industries à risques. Pour lui, les conditions actuelles des salariés la sous-traitance dans le nucléaire sont le résultat de trente ans de dégradation. Cette politique apporterait avec elle son lot de dangers : « Les entreprises font du dumping social, ça revient à faire du nucléaire low-cost, indique-t-il, avant de poursuivre : « Ils embauchent des personnes non-qualifiées n’importe comment. Chez Endel, dans une équipe de quatre intervenants, il arrive que seul le chef d’équipe soit du métier. Certaines interventions sont mal réalisées et on ne s’en rend compte que quand on remet le système en marche : il y a des fuites, des bruits et d’autres problèmes. » Et de prévenir : « Les sous-traitants disposent de compétences qui n’existent plus chez EDF, mais nous sommes tributaires des appels d’offres : à chaque fois, le marché est donné à une entreprise moins chère qui nivelle par le bas. C’est très dangereux. »
Pour Jérôme Schmitt, salarié d’EDF dans le nucléaire, également syndicaliste chez SUD Energie, la mise en place de la sous-traitance à tous les niveaux du nucléaire français n’est pas liée à des intérêts financiers. « On se retrouve parfois avec quatre niveaux de prestations, ça ne peut pas couter moins cher qu’un employé statutaire chez EDF. Ils payent trop d’intermédiaires. Le but est idéologique, lié à la soumission. » Il détaille : « Dans la prestation, les contrats sont fragiles et les ouvriers sont précaires, ils ont peur. En donnant le marché à des prestataires, on fait en sorte de supprimer la résistance du milieu ouvrier. »
Le statut même des salariés de la sous-traitance dans le nucléaire fait débat. Les salariés des industries électriques et gazières (IEG) bénéficient d’un statut particulier qui date de 1946 et leur travail est régit par une convention collective. Pourtant, les salariés de la sous-traitance ne bénéficient pas de ce régime particulier qui reconnaît les spécificités et la dangerosité du travail dans les centrales nucléaires ainsi que son apport à la collectivité.
Certains employés de la radioprotection, domaine qui recouvre les mesures de protection de l’homme et de l’environnement contre les rejets de radioactivité, se retrouvent donc sans logique apparente sous la convention collective du transport. Les salariés d’Altrad Endel, quant à eux, dépendent de la convention collective des ouvriers de la métallurgie, creusant un peu plus les inégalités déjà existantes entre les sous-traitants et les salariés statutaires d’EDF. Grâce à leur accord de branche, ces derniers bénéficient en 2023 d’une revalorisation totale de 4,6% décidée en octobre dernier.
Selon Jérôme Schmitt, les mouvements sociaux chez EDF ou au sein de la sous-traitance peuvent avoir des effets financiers colossaux. Il explique qu’une fois la maintenance terminée, chaque jour de retard sur le recouplage d’un réacteur coûte entre 1 et 10 millions d’euros au géant de l’énergie. En cas d’arrêt de la production, chaque jour de lutte peut potentiellement coûter jusqu’à 10 millions d’euros par jour et par réacteur.
« Un impact sur la disponibilité de l’énergie »
Pour Yves Marignac, expert sur les questions nucléaires et membre de l’association négaWatt, « dans le cadre d’une grève chez Altrad Endel, le risque est surtout celui d’un impact sur la disponibilité de l’énergie dans la durée. » Il précise : « Tout facteur qui viendrait retarder la réalisation des réparations ajouterait une pression sur la disponibilité de l’énergie l’hiver prochain ». « Les sous-traitants ont des compétences pointues et indispensables et ont donc un moyen de pression assez évident. Tout mouvement de grève retarderait les chantiers de maintenance et donc la production d’énergie. » Ces chantiers, qui ont lieu en milieu irradié, ne permettent pas aux opérateurs d’y intervenir à loisir, mais uniquement de façon limitée. « On ne peut pas imaginer faire davantage intervenir des sous-traitants qui ne participeraient pas au mouvement social pour compenser l’absence de ceux qui y participent », conclut l’expert.
Le spécialiste n’identifie par ailleurs « pas de risque immédiat » pour la sûreté. Il s’explique : « ce serait difficile d’imaginer que la non-réalisation d’une opération conduise mécaniquement ou rapidement à une situation problématique. En revanche, ça peut introduire une difficulté de plus dans la maîtrise de chantier par EDF. » L’Arrêté du 7 février 2012 fixant les règles générales relatives aux installations nucléaires de base indique que c’est le rôle d’EDF d’exercer une surveillance des activités réalisées par les intervenants extérieurs. Pour autant, dans un document du Comité sur les facteurs sociaux, organisationnels et humains (COFSOH) créé par l’Autorité de Sûreté Nucléaire (ASN) datant de 2017, il est stipulé que l’Autorité, qui assure au nom de l’Etat la protection des personnes et de l’environnement face aux risques nucléaires, « réalise des inspections sur les conditions dans lesquelles se déroule le recours à des prestataires et à la sous-traitance » et « contrôle la mise en œuvre et le respect d’une démarche permettant d’assurer la qualité des activités sous-traitées ».
Pourtant, contactée par Blast à propos des éventuels risques posés par les mouvements sociaux et les conditions de travail dans la sous-traitance, l’ASN déclare ne pas surveiller les risques potentiels liés aux prestataires et à leurs mouvements sociaux. Notre interlocutrice semble d’ailleurs n’avoir jamais entendu parler d’Endel. Pourtant, selon Yves Marignac, si l’ASN ne surveille pas directement la sous-traitance et qu’il s’agit plutôt du rôle d’EDF, l’Autorité « joue le rôle d’inspectrice du travail dans le domaine nucléaire. Elle est censée avoir la question des conditions de travail des sous-traitants dans son périmètre. » De son côté, EDF n’a pas donné suite à nos sollicitations.
Vers une grève reconductible
Après la première journée de grève du 7 février, les organisations syndicales d’Endel ont été entendues par la direction à deux reprises, le 28 février et le 6 mars. « Ils nous proposent 1% d’augmentation individuelle », indique Frédérik Conseil. Pour le syndicaliste, ce n’est pas suffisant. Il prévient : « Dans les semaines à venir, on va remettre ça sur le tapis et frapper encore plus fort. Là, on a fait une grève gentille. On sait que pour obtenir quelque chose, il faut aller plus loin. »
« On a de quoi agir avec nos outils de travail pour mettre la France à l’arrêt », explique quant à lui Sébastien Menesplier, secrétaire de la Fédération nationale des mines et de l’énergie CGT, interrogé par Antoine Etcheto pour Blast. Au cœur de la bataille contre la réforme des retraites, il annonce une grève reconductible ainsi qu’une « semaine noire ». Il explique que les grévistes entendent baisser la production d’électricité tout en se voulant rassurant : « Il n’y aura pas d’impact pour les usagers, la France ne sera pas dans le noir. » En diminuant la production d’électricité, les syndicats espèrent agir sur les échanges commerciaux avec les autres pays : « Ça va agir sur l’économie des entreprises puisqu’ils ne vendront pas cette électricité. » En prime, ces actions devraient forcer ces mêmes entreprises à importer de l’électricité pour parvenir aux besoins des Français. De quoi mettre la pression à la fois à EDF et au gouvernement, qui pour le moment n’entend rien lâcher sur sa réforme.