La filière nucléaire a lancé une opération séduction le 2 mars 2023 pour recruter de la main-d’œuvre. Ici, des travailleurs devant le projet d’EPR de Flamanville, en Normandie, le 14 juin 2022. – © AFP/Sameer Al-Doumy
La filière nucléaire tente de recruter de la main-d’œuvre.
Le défi s’annonce de taille, tant les conditions de travail difficiles des salariés et sous-traitants n’ont pas été améliorées.
L’opération séduction est lancée. Jeudi 2 mars, Pôle emploi et l’Université des métiers du nucléaire ont invité la presse à Orano Tricastin pour le lancement de la première semaine des métiers du nucléaire, du 6 au 10 mars. Visites d’entreprises, témoignages de salariés, « job dating »… Plus de 200 événements sont prévus dans toute la France pour promouvoir les carrières dans la filière atomique.
L’enjeu est de taille. Dans son discours de Belfort du 10 février 2022, Emmanuel Macron a annoncé le prolongement de tous les réacteurs nucléaires qui peuvent l’être au-delà de cinquante ans [1], la construction de six EPR2 et le lancement d’études pour huit EPR2 supplémentaires, et un appel à projets de 1 milliard d’euros pour le développement de petits réacteurs nucléaires modulaires (SMR). Le Conseil de politique nucléaire du 3 février a confirmé ces objectifs, en évoquant même un prolongement des réacteurs à plus de soixante ans.
Actuellement, la filière nucléaire, troisième industrie française, compte plus de 3 000 entreprises et plus de 220 000 salariés. Il en faudra 10 000 à 15 000 supplémentaires par an d’ici 2030 pour venir à bout des chantiers prévus par l’exécutif, a annoncé le ministre de l’Économie Bruno Le Maire à Penly, en décembre dernier.
D’où le « plan Marshall » de formation et de recrutement lancé par le gouvernement. Le 15 avril prochain, le Groupement des industriels français de l’énergie nucléaire (Gifen) doit livrer une étude faisant l’état des lieux de l’emploi dans la filière. Cette dernière doit aider l’Université des métiers du nucléaire (UNM) à élaborer un plan d’action, qui sera dévoilé le 15 mai.
- Entrée de la centrale de Civaux (Vienne). Wikimedia Commons/CC BY–SA 3.0/E48616
En parallèle, l’État a prévu un audit externe pour compléter cette planification. « L’objectif est d’être prêt pour la rentrée, a précisé le ministère au Parisien. Les besoins de recrutement se feront sentir à partir de 2027, lors des premières coulées de béton à Penly. » Le gouvernement a d’ores et déjà lancé des bourses de 600 euros mensuels aux étudiants, attribuées via l’UNM. « Il faut que nous convainquions nos étudiants, nos lycéens, nos bac pro de revenir vers la filière nucléaire », a insisté M. Le Maire lors de sa visite à la centrale normande.
Des conditions de travail lourdes et inchangées
Ceci, alors que le secteur manque déjà de bras. En décembre dernier, 7 000 offres d’emploi non pourvues étaient recensées par Pôle emploi. « Les visites décennales [2] actuelles représentent cinq fois plus d’activité que les arrêts de tranche habituels, explique à Reporterre Gilles Reynaud, ancien salarié d’une filiale d’Orano et président de l’association Ma Zone contrôlée. S’y sont ajoutés le rattrapage du retard dans les opérations de maintenance et la gestion du problème de corrosion sous contrainte. Il n’y a pas eu assez de main-d’œuvre pour prendre en charge tous ces travaux. »
En particulier, le manque de soudeurs qualifiés se fait cruellement sentir. « Un soudeur spécialisé dans l’industrie nucléaire m’a raconté, depuis son lit d’hôpital, qu’il avait été rappelé par son employeur pour refaire de la soudure sous rayonnements ionisants alors qu’il était en convalescence d’un cancer très grave », rapporte la sociologue Marie Ghis Malfilatre, spécialiste de la sous-traitance dans le nucléaire. Une centaine de soudeurs et de tuyauteurs étasuniens et canadiens ont également été appelés en renfort en 2022, pour la réparation des soudures corrodées.
« Je finis ma mission, mon CDD, et vous ne me reverrez plus »
Reste à savoir où travailleront les futures recrues. À EDF, sous couvert du régime avantageux des industries électriques et gazières (IEG) ? Ou dans une des entreprises sous-traitantes qui assurent actuellement 80 % des opérations de maintenance du parc et dont les salariés dépendent de conventions nettement moins favorables — métallurgie, BTP, voire Syntec [3] ou nettoyage ? La concurrence s’annonce acharnée pour les postes les plus protégés : sur les 10 000 à 15 000 nouveaux embauchés par an, seuls 3 000 devraient rejoindre l’électricien français, selon un représentant d’EDF.
- La centrale nucléaire de Saint-Laurent, dans le Loire-et-Cher. Wikimedia Commons/CC–BY–SA-2.5/Remi Jouan
Or, les sous-traitants occupent les postes les plus exposés au risque radiologique. Ils supportent 80 à 90 % des doses de rayonnements ionisants reçues chaque année dans l’ensemble du parc nucléaire français [4]. « Les plus exposés sont les travailleurs de la logistique nucléaire, qui assainissent les endroits contaminés pour que les autres intervenants prennent moins de doses, explique Gilles Reynaud. Ils doivent par exemple poser des protections biologiques — des matelas de plomb de 25-30 kilos — dans des zones orange voire rouges, où l’on reçoit en quelques heures la dose maximale annuelle inscrite dans la loi. »
Pression, mises à pied
S’il soutient la formation, le gouvernement n’a pas l’air pressé d’améliorer les conditions de travail de ces petites mains de l’atome. Dans son rapport sur la sûreté et la sécurité des installations nucléaires de juin 2018, la députée de la majorité Barbara Pompili préconisait la création d’une convention collective et d’un statut commun à « l’ensemble des salariés des entreprises sous-traitantes travaillant dans le domaine nucléaire et opérant en zone contrôlée ».
Cette recommandation, qui fait écho à une revendication portée par la CGT depuis les années 1980, est restée lettre morte. « On voit bien les enjeux économiques qu’elle soulève, commente Marie Ghis Malfilatre. Cette organisation du travail a pour but de faire supporter les doses aux sous-traitants, mais aussi de favoriser leur subordination et de réduire les coûts. » La pression exercée sur les salariés de ces entreprises est énorme. En 2020, Gilles Reynaud a ainsi été mis à pied par sa hiérarchie pour avoir contesté les conditions de travail de son entreprise, une filiale d’Orano.
Dans ces conditions, pas sûr que la filière nucléaire arrive à attirer de nouveaux talents. « Avant de se lancer dans ce projet de construction de six nouveaux EPR, il faudrait se concentrer sur le parc existant et faire le nécessaire pour que les salariés restent. Le turn-over est très important. Quand ils voient dans quel bazar ils mettent les pieds lors de leur première expérience, des jeunes nous disent : “Je finis ma mission, mon CDD, et vous ne me reverrez plus” », rapporte Gilles Reynaud. Pour Marie Ghis Malfilatre, les enjeux sont pourtant majeurs, pour les travailleurs du nucléaire comme pour l’ensemble de la population : « Des conditions de travail dégradées entraînent des problèmes de sûreté des installations. »
Source : Pénibilité, radioactivité… Le nucléaire manque d’arguments pour recruter