Protégeons les lanceurs d’alerte

    Lanceur d’alerte dans l’affaire des LuxleaksAntoine Deltour est membre de La Maison des lanceurs d’alerte.

    Dans un monde parfait, il n’y aurait pas besoin de lanceurs d’alerte.

    Les contre-pouvoirs institutionnels seraient suffisamment robustes pour garantir à chaque citoyen que les périls les plus graves ne se produisent jamais. Mais chaque alerte montre que la réalité est bien éloignée de cet idéal. Les régulations en place sont parfois inadéquates, parfois mal appliquées et, bien souvent, personne ne s’en émeut. Le lanceur d’alerte est alors le dernier rempart pour sauvegarder l’intérêt général.

    Source : Protégeons les lanceurs d’alerte

    Eviter une catastrophe nucléaire

    Prenons la sûreté nucléaire. Ce sujet mérite beaucoup d’attention au moment où la France hésite à renouveler son parc de réacteurs. La filière et ses partisans affirment que les régulations en place sont efficaces. L’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) veille à ce qu’EDF ne commette pas de dérive, par exemple en négligeant la sûreté pour minimiser les coûts. L’autorité, indépendante et exigeante, oblige effectivement l’exploitant à engager des dépenses importantes pour mieux prendre en compte les enjeux de sûreté. En théorie, ces régulations doivent protéger les Français et leurs voisins européens d’un désastre nucléaire comme ceux de Tchernobyl ou de Fukushima.

    Les défauts de transparence signalés par le lanceur d’alerte dans la centrale du Tricastin remettent en cause le principe même sur lequel se fonde l’efficacité des contrôles

    Mais la réalité, qui vient d’être révélée par un lanceur d’alerte dans Le Monde, montre qu’il n’en est rien. Des éléments matériels prouvent qu’EDF a la volonté de dissimuler, d’atténuer et de déclarer avec retard certains incidents. Or, le travail de l’ASN dépend de ce qu’EDF consent à exposer à son régulateur. Les défauts de transparence signalés par le lanceur d’alerte dans la centrale du Tricastin remettent donc en cause le principe même sur lequel se fonde l’efficacité des contrôles. Une réaction saine serait de diligenter rapidement une enquête sur les manquements et y remédier. A la place, EDF se contente d’une posture de déni, après avoir tenté de faire taire le lanceur d’alerte. Mais pourquoi empêcher des révélations si les faits ne sont pas avérés ?

    Précisons qu’une plainte a été déposée contre EDF et la direction de la centrale du Tricastin notamment pour mise en danger de la vie d’autrui. Les informations transmises au Monde ne sont pas issues d’une ONG anti-nucléaire ou d’un militant infiltré. Le lanceur d’alerte est un cadre de direction de la centrale du Tricastin, qui croit en son travail, mais est empêché de le faire correctement. Il est donc particulièrement bien informé et c’est l’intérêt de la société tout entière qu’il se sente en sécurité pour parler.

    C’est la raison pour laquelle l’ONG de défense des lanceurs d’alerte The Signals Network le soutient activement. Mais les moyens associatifs sont précaires et il serait nécessaire que la puissance publique encourage, accompagne et protège les lanceurs d’alerte.

    Une loi pour protéger les lanceurs d’alerte

    C’est tout l’enjeu du débat parlementaire en cours. Une directive européenne a été adoptée en décembre 2019 pour mieux protéger les lanceurs d’alerte. Elle interdit et sanctionne notamment les représailles à leur encontre et clarifie et sécurise la procédure d’alerte.

    La concomitance des procès de l’affaire Luxleaks et de l’adoption de la directive « secrets d’affaires » avait révélé un déséquilibre politique : les observateurs s’indignaient de voir des lanceurs d’alertes et journalistes devant les tribunaux et, en même temps, l’Union européenne renforçait les obstacles juridiques auxquels ils faisaient face. La Commission européenne avait alors commencé par nier l’existence d’une base légale pour légiférer en faveur des lanceurs d’alerte au niveau européen, avant qu’une coalition exemplaire d’ONG, de syndicats et de parlementaires progressistes ne permette des avancées significatives.

    Les Etats membres ont jusqu’à la fin 2021 pour transposer cette directive. C’est un euphémisme de dire que la France n’est pas en avance. Fait rare, la transposition n’a pas été portée par le gouvernement, le ministre qui en est chargé, Eric Dupont-Moretti, s’étant plutôt fait remarquer par des déclarations ouvertement hostiles aux lanceurs d’alerte, notamment dans un entretien avec Daphné Roulier.

    La directive européenne qui doit être transposée dans le droit national laisse le choix au lanceur d’alerte entre commencer par lancer l’alerte en interne ou auprès des autorités

    A la place, c’est le député MoDem Sylvain Waserman qui porte une proposition de loi pour inscrire la directive européenne dans le droit national. Le texte doit être examiné en plénière ce mercredi et jeudi, après avoir été adopté à l’unanimité par la commission des lois le 10 novembre. Ce calendrier n’est pas très rassurant puisqu’il s’agit d’une première lecture, que le Sénat n’a pas encore inscrit le texte à son agenda et que les travaux parlementaires prendront fin en février à cause des élections. A ce stade, on ne peut donc toujours pas exclure une transposition a minima par ordonnance.

    Il y aurait pourtant beaucoup à perdre. La directive prévoit des protections plutôt satisfaisantes mais limitées aux cas de signalements d’infractions au droit européen, dans un contexte professionnel uniquement. Autant dire que les apports d’une transposition a minima ne seraient pas très conséquents. En effet, la France dispose déjà d’une loi protégeant les lanceurs d’alerte, dite « Sapin 2 ».

    Cette dernière est très imparfaite. Le rapport d’évaluation des députés Raphaël Gauvain et Olivier Marleix révèle que les limites pointées par la société civile au moment de son adoption en 2016 ont largement été confirmées dans la pratique. Il est notamment très regrettable d’exiger de commencer par lancer l’alerte en interne, ce qui présente un risque évident de représailles, voire de destruction de preuves. Ce problème est résolu par la directive, qui laisse le choix au lanceur d’alerte entre commencer par lancer l’alerte en interne ou auprès des autorités.

    L’atout majeur de la loi Sapin 2 réside dans sa définition large du lanceur d’alerte. Si les personnes morales ne sont pas encore couvertes, l’alerte peut avoir lieu hors du cadre professionnel et peut concerner un « préjudice grave pour l’intérêt général », donc sans qu’il y ait nécessairement crime ou délit. Le principal enjeu de la transposition de la directive est donc de conserver ce champ large et d’y appliquer les protections étendues prévues par le texte européen. C’est justement l’approche retenue dans la proposition de loi de Sylvain Waserman, issue d’un long travail de concertation et soutenue par la coalition de 38 organisations formée autour de La Maison des lanceurs d’alerte.

    Des propositions pour aller plus loin

    La priorité est donc que ce texte soit adopté, en évitant qu’il ne soit trop amputé par le Sénat. Toutefois, la société civile et les syndicats proposent encore des pistes d’amélioration. Un quart des amendements déposés en commission des lois était issu de propositions de la coalition, mais quasiment aucun n’a malheureusement été retenu.

    Pour ne citer que quelques points saillants, nous souhaitons que les personnes morales puissent se substituer aux lanceurs d’alerte pour porter leur signalement. Ce serait une excellente solution pour ne pas exposer inutilement les lanceurs d’alerte. Il convient donc de renforcer la protection accordée aux facilitateurs de l’alerte, notamment en maintenant leur immunité pénale.

    Nous souhaitons que les personnes morales puissent se substituer aux lanceurs d’alerte pour porter leur signalement

    Le secours financier apporté aux lanceurs d’alerte, tel que prévu dans la version initiale de la proposition de loi, semble fragile. La Maison des lanceurs d’alerte propose la création d’un fonds de soutien dédié doté d’un financement robuste. A défaut, il serait souhaitable de faciliter l’accès des lanceurs d’alerte à l’aide juridictionnelle. En la matière, la balle est plutôt dans le camp du gouvernement. Les propositions des parlementaires créant des dépenses nouvelles sont frappées d’irrecevabilité financière en vertu de l’article 40 de la Constitution.

    Par ailleurs, nous questionnons la temporalité de la protection accordée aux lanceurs d’alerte par la proposition de loi. Le Défenseur des droits pourrait reconnaître la recevabilité des alertes afin d’ouvrir des droits aux lanceurs d’alerte sans attendre l’issue de longues procédures judiciaires. De plus, les référents internes, interlocuteurs des lanceurs d’alerte au sein des organisations, sont rarement indépendants des directions et peuvent subir eux-mêmes des pressions. Nous proposons que la loi accorde aux référents le statut de salariés protégés.

    Nous sommes à un moment charnière. Il ne faudrait surtout pas gâcher cette occasion de renforcer le droit de l’alerte. La loi Sapin 2 n’a que cinq ans et est déjà révisée. Mais après la transposition de la directive, il est probable que les mesures de protection des lanceurs d’alerte restent figées pour longtemps.

    Lanceur d’alerte dans l’affaire des LuxleaksAntoine Deltour est membre de La Maison des lanceurs d’alerte.

      Laisser un commentaire

      Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

      Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.