Parmi les grévistes, on compte de nombreux salariés d’EDF mais beaucoup moins de sous-traitants plus précaires, moins organisés et moins protégés dans leur droit de grève. « C’est un véritable problème », déplore Gilles Reynaud, président de l’association des sous-traitants du nucléaire « Ma zone contrôlée ». « Nous sommes pourtant les premiers concernés par la dégradation des conditions de travail. 80 % des activités dans le nucléaire sont sous-traitées. On est majoritaire dans le gardiennage, le démantèlement et la radioprotection. Alors que le gouvernement pousse à faire du nucléaire low-cost, on sert de cobayes. Mais nous ne sommes ni de la chair à patron, ni de la chair à radiation ! ».
Dans les centrales nucléaires, les agents d’EDF restent très mobilisés contre la réforme des retraites. Piquet de grève, mise à l’arrêt de réacteurs, blocage…. Face à la dégradation du service public de l’électricité, les salariés et les sous-traitants ne veulent être « ni une chair à patron ni une chair à radiation ».
L’image est insolite. Depuis plusieurs semaines, des cabanes en palettes poussent aux abords des centrales nucléaires, comme une amorce de ZAD ou l’occupation d’un rond-point par les gilets jaunes. Les travailleurs du nucléaire ont installé des piquets de grève avec des bottes de paille, des banderoles et des braseros. Ils bloquent l’accès aux sites les plus sécurisés de France et multiplient les actions à deux pas des réacteurs, sous les panaches de fumée.
Moins visibles que leurs camarades de lutte cheminots, les agents d’EDF n’en restent pas moins mobilisés contre la réforme des retraites. Ils défendent leur statut et dénoncent plus généralement la privatisation des services publics et la dégradation de leurs conditions de travail.
« Pendant les journées de mobilisation, entre 40 et 60 % des salariés font la grève dans les centrales nucléaires », se félicite Thomas Plancot de la CGT Énergie. Le mouvement touche l’ensemble du territoire et les 19 sites français. « Son ampleur est inédite tout comme sa détermination », affirme le syndicaliste. « Des retraités du nucléaire, venus nous prêter main-forte pendant les blocages, nous ont dit qu’ils n’avaient jamais vu ça de toute leur carrière, confie également Nicolas Dessertenne, délégué syndical à la centrale de Gravelines dans le Nord. Beaucoup de jeunes nous rejoignent. La colère monte ».
Hier, mercredi 29 janvier, des blocages ont eu lieu à la centrale du Bugey dans l’Ain. La veille, les travailleurs avaient mis à l’arrêt l’un de ses réacteurs. Une action qui coûterait un million d’euros par jour à EDF, d’après le journal le Progrès.
« Chaque jour de retard entraîne un manque à gagner compris entre 1 et 5 millions d’euros »
Mercredi, à la centrale de Chooz (Ardennes), à Cruas ( Drôme), à Saint Laurent-des-Eaux (Loir-et-Cher) ou à Saint-Alban ( Isère), des barrages filtrants ont été mis en place. 150 salariés de la centrale de Gravelines sont aussi descendus en bus jusqu’à Paris pour manifester dans le cortège interprofessionnel aux côtés de leurs collègues de la centrale de Nogent. « Il n’y a pas de temps mort. On veut continuer à maintenir la pression », confie un syndicaliste. Du fait de l’accalmie dans les transports, les actions des salariés d’EDF bénéficient désormais d’un nouvel éclat. Ils veulent reprendre le flambeau après les cheminots. « Le nucléaire est aussi un secteur stratégique où la grève peut avoir un impact fort », pense Hervé Béquet de la Fédération mine énergie à la CGT.
La semaine dernière, des opérations de filtrage, coordonnées au niveau national, ont eu lieu dans toutes les centrales nucléaires, le jeudi 23 janvier. La mobilisation a été particulièrement suivie à Dampierre-en-Burly, dans le Loiret, où de nombreux agents de maintenance ont fait grève. Des feux d’artifices ont aussi été tirés à Chooz, « histoire d’égayer les piquets de grèves », raconte Thierry Raymond de la CGT. A Gravelines, une opération escargot a été menée sur l’autoroute.
- Centrale de Cruas/Meysse, le 28 janvier. Sous l’autocollant de la CGT, l’interrupteur d’urgence de la centrale.
Pour Xavier Rothé, de Sud Energie, « Ces actions font grandir le rapport de force. Quand on va dans la rue, le gouvernement fait le sourd d’oreille. Il ne comprend que la pression économique ». Les syndicalistes veulent toucher le fonctionnement d’EDF et ralentir la production. « Chaque jour de retard sur les activités planifiées du réacteur représentera un manque à gagner compris entre 1 et 5 millions d’euros, en fonction du prix du marché, estiment-ils dans un communiqué. A cela s’ajoute le coût non quantifiable par avance des contrats de prestations non respectés ». Les grévistes visent indirectement le portefeuille de l’État, actionnaire majoritaire d’EDF.
Joint par Reporterre, le service presse d’EDF, sans communiquer en détail le coût de la grève, reconnaît que « le mouvement social a un impact financier non négligeable. Cela reste significatif mais pas démesuré », ajoute-t-il. « On est obligé d’importer de l’électricité ».
« Une centrale nucléaire, ce n’est pas une chocolaterie ! »
Plusieurs images ont fait le tour des réseaux sociaux. Dans de nombreuses centrales nucléaires, les syndicalistes se sont pris en photo en salle des machines, près du pupitre d’arrêt d’urgence de la turbine. Une manière de montrer que c’est eux qui maîtrisent l’outil de travail. « On a les manettes, explique Thomas Plancot. Si on le voulait on pourrait aller plus loin, faire un black out. Évidemment ce n’est pas le mot d’ordre. Nous sommes des professionnels et savons que cela aurait de graves conséquences. Mais le gouvernement doit en être conscient. Les gens ici sont exaspérés », dit-il.
⚡ [#greve23janvier] La centrale #nucleaire de Saint-Laurent les eaux est occupée par des salariés et filtrée depuis 5h ce matin. Les employés s’opposent à la #reformedesretraites voulue par #Macron. De nombreuses professions en #greve. #GreveGenerale pic.twitter.com/15OA6KGtu3
— La Plume Libre (@LPLdirect) January 23, 2020
Gravelines, la mobilisation a pris une tournure étonnante. Le piquet de grève s’est transformé en véritable camp de base avec des tentes, des feux, des cabanes. Des assemblées générales sont organisées tous les jours et des centaines de travailleurs se relayent depuis deux semaines. Une cinquantaine de grévistes y dorment même chaque nuit sous une tente militaire. Un podium a été installé pour accueillir le secrétaire général de la CGT, Philippe Martinez, lors de sa visite le 22 janvier. Le podium sert désormais d’estrade pour des concerts. A plusieurs reprises, un DJ set a animé les nuits froides jusqu’à 7 heures du matin, sous les lumières blafardes de la centrale et à quelques mètres seulement des grilles et barbelés.
« C’est important de partager des moments de joie et de convivialité, ça nous aide à tenir, dit Nicolas Dessertenne, le délégué syndical CGT. On a reçu énormément de dons et de nourritures. Des friteries ambulantes sont même venues. On se réchauffe au coin du feu ».
Depuis le 14 janvier, les grévistes ont mis en place un filtrage à l’entrée de la centrale. Le personnel entre « au compte goutte ». « Normalement ça prend une minute pour entrer. Là c’est plutôt 20 minutes ». 250 agents travaillent sur le site au lieu des 2.500 habituellement. « On laisse passer en priorité les salariés qui s’occupent du pilotage et de la sécurité. Une centrale nucléaire, ce n’est pas une simple usine de pneus ou une chocolaterie ! ».
Parmi les grévistes, on compte de nombreux salariés d’EDF mais beaucoup moins de sous-traitants
Si la réforme des retraites est dans toutes les bouches, les travailleurs en grève critiquent aussi la dégradation de leurs conditions de travail et les évolutions d’EDF. Avec en ligne de mire le projet Hercule.« Le gouvernement veut privatiser les profits d’EDF en libéralisant la distribution d’électricité et nationaliser les risques en gardant la production nucléaire ». Pour Thomas Plancot, de la CGT, « le service public de l’électricité est en voie de destruction ».
« Nos revendications sont multiples, souligne le syndicaliste, la réforme des retraites s’inscrit en réalité dans une série d’attaques du néolibéralisme à notre encontre. On veut défendre notre statut et ce n’est pas simplement un privilège. Nous sommes soumis à de la pénibilité, au trois huit mais aussi à de la radioactivité. C’est un métier à risque », dit-il.
Source : Contre la réforme des retraites, la mobilisation inédite des travailleurs du nucléaire