Nucléaire : la priorité doit être donnée à la culture de sûreté, que l’on soit concepteur ou exploitant d’installations, responsable de sûreté ou au gouvernement !
Le rapport de l’IRSN « Éléments de sûreté nucléaire – Les réacteurs à eau sous pression » a nécessité le travail d’une cinquantaine d’experts, sur 7 ans.
Après les catastrophes de Fukushima, Tchernobyl, Three Mile Island… les experts du nucléaire ont dû revoir leur copie technique et organisationnelle pour éviter au maximum de nouveaux accidents majeurs. Le rapport de l’IRSN « Éléments de sûreté nucléaire – Les réacteurs à eau sous pression », expose en 1200 pages l’état des connaissances et des recherches en matière de sûreté concernant les réacteurs qui équipent les centrales françaises. Quelque 50 experts de l’IRSN, ASN, EDF… ont planché depuis sept ans pour faire le point
Un conseil, ne pas se rendre à la page 459 de ce rapport qui en compte 1200, si on a tendance à voir la bouteille à moitié vide. On y lit entre autres que « des défauts des images de conduite informatisées […] » ont contribué à ce qu’une anomalie ne soit pas détectée « durant un mois » en 2010 sur un réacteur de la centrale de Civaux (Vienne, région Nouvelle Aquitaine), l’un des 56 réacteurs nucléaires des 19 centrales françaises. Tout adepte de la bouteille à moitié pleine, en revanche, se dira que l’incident – une « défaillance de la surveillance du système de protection contre l’incendie des transformateurs auxiliaires » – n’a pas eu de conséquence et a même conduit à une amélioration des systèmes dans la salle de commande… Une seule chose est d’évidence, à la lecture du rapport « Éléments de sûreté nucléaire. Les réacteurs à eau sous pression » (1), coordonné par Jean Couturier, conseiller scientifique (2) à l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) : l’extrême complexité du domaine.
Cette somme qui « intègre l’histoire de quarante années d’évolution » de la sûreté, et tout particulièrement celle concernant les REP (réacteurs à eau sous pression, ou pressurisée, donc) en fonctionnement aujourd’hui en France, révèle à quel point les responsables du nucléaire sont condamnés à ne jamais relâcher leur attention. Attention nécessaire, mais sera-t-elle suffisante ? Faudra-t-il de nouvelles catastrophes pour encore l’améliorer ? Three Mile Island (Etats-Unis, 1979), Tchernobyl (URSS, 1986), Fukushima (Japon, 2011), l’alerte à la centrale du Blayais (France, 1999) dans une moindre mesure, en auront décillé beaucoup.
« Noyau dur »
Rappelons que dans les années 1970, la possibilité même d’un accident majeur (fusion de cœur de réacteur, brèches dans les cuves, bâtiments, piscines etc., dissémination de substances radioactives…) était niée par de hauts responsables (3). Devant la perspective d’avoir à évacuer des dizaines ou centaines de milliers de citoyens, les ingénieurs et responsables de sûreté ont gagné depuis de nombreux galons face à ceux de la production d’électricité. Post-Fukushima, est même apparue nécessaire selon l’Agence de sûreté du nucléaire (ASN) la constitution d’un « noyau dur » dans les centrales. Une zone particulièrement sécurisée (résistante aux séismes, aux inondations, où les communications restent assurées etc.) et dotée des instruments permettant à une équipe de mener diverses actions de secours suite à la survenue, par exemple, d’un « aléa extrême » et en cas d’accident grave.
Pour le profane qui s’aventurerait à le parcourir, ce rapport en 5 parties et 40 chapitres a le grand intérêt de montrer l’évolution du regard et des pratiques des spécialistes, mais aussi « le rôle croissant de la société civile » et l’importance des « facteurs organisationnels », à l’heure où l’on pourrait redouter une perte de compétences dans le nucléaire français. On y trouvera aussi les nouveaux éléments « recherche et développement », en particulier l’arrivée ces dernières années de nombreuses simulations numériques.
« 7 années de travail »
Il faudra néanmoins s’armer de patience, car les sigles abondent, pas moins de 37 pages en fin d’ouvrage sont nécessaires pour en dresser la liste et en donner le sens. Leur litanie révèle, à elle seule, la multiplicité des champs d’intervention techniques et scientifiques (de la radiologie ou l’hydraulique en passant par la mécanique ou les simulations informatiques…). On y retrouve la multitude d’instances et d’institutions (des concepteurs de réacteurs aux agences de contrôle, en passant par les associations, les centres d’étude et autres commissions ou cellules interministérielles…), aussi bien au niveau national qu’international, qui, espère-t-on, parviennent à dialoguer sans se perdre dans des méandres administratifs… Que l’on voie la bouteille à moitié pleine ou moitié vide, cette mise à disposition des réflexions actuelles en matière de sûreté, dans un ouvrage qui a nécessité « sept années de travail de quelque 50 experts de l’IRSN et d’autres organismes (ASN, EDF…) », traduit un réel effort de transparence. Nous n’en retiendrons ici que quelques éléments marquants.
Et l’humain dans tout ça ?
Cela s’appelle officiellement FOH, pour « facteurs organisationnels et humains », notion qui revient de multiples fois dans le rapport et a même droit à tout le chapitre 4. Sans remonter à la découverte de l’atome par des scientifiques comme Rutherford, mais bien à la construction des REP « conçus sur la base d’installations américaines en construction à la fin des années 1960 et au début des années 1970 », on peut dire qu’à leurs débuts comptait par-dessus tout « la fiabilité technique des installations ». Celle-ci étant « principalement liée à la qualité de leur conception ». Cela a pu illusionner bien des ingénieurs, persuadés d’avoir conçu le nec plus ultra d’une machine destinée à faire bouillir de l’eau grâce à du combustible radioactif et alimenter en vapeur des turboalternateurs. Avec l’analyse des événements, en particulier après Three Mile Island, la vision a changé : « La considération des seuls aspects techniques de la conception et de l’exploitation des installations nucléaires n’est pas suffisante ; l’homme peut en effet contribuer à l’initiation ou au développement d’incidents (du fait même que c’est lui qui conçoit, construit et exploite les installations nucléaires) […]», est-il constaté dans le rapport.
Précision, ceci n’est pas synonyme d’accusation, loin de là, du genre ‘’c’est la faute au facteur humain’’ ! Sous-entendu, on aurait affaire sur le terrain à des opérateurs incompétents avec comportements inappropriés, à qui… faire porter le chapeau, en cas de problème. Le rapport est très clair là-dessus : « Les erreurs humaines ne sont que les symptômes de défaillances plus profondes de l’organisation ». Aujourd’hui, dix ans après les débuts de la catastrophe de Fukushima de mars 2011, on peut dire par exemple que la défaillance première – et majeure – remonte à bien des années en arrière. Quand ne furent écoutées ni par les opérateurs (dont évidemment TEPCO) ni par les politiques, les alertes du sismologue Ishibashi Katsuhiko (4), qui s’inquiétait de la vulnérabilité des centrales japonaises aux séismes. De même, fut dédaigné l’historique des tsunamis et leur intensité, pourtant inscrite sur le terrain, grâce à d’anciennes stèles qui rappelaient jusqu’où les vagues avaient envahi la terre.
Cultiver la sûreté ?
C’est après Tchernobyl qu’est véritablement apparue la notion de « culture de sûreté ». Les opérateurs qui ont mené initialement l’expérience sur le réacteur RBMK ayant conduit au désastre que l’on sait, en avril 1986, sont pour ainsi dire absous par le rapport : « Les premiers éléments transmis par les responsables russes faisaient peser toute la responsabilité de l’accident sur les opérateurs, en insistant sur les violations des règles de conduite. Il est ensuite apparu que ces règles n’existaient pas » (p. 969). Et de rappeler que, quelques années plus tard, « en 1991, un rapport publié sous l’égide de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) » a insisté sur le fait que la culture de sûreté ne concerne pas seulement « les exploitants d’installations nucléaires, mais aussi les concepteurs et les fabricants, sans oublier les organismes de sûreté (voire le gouvernement). » Le rapport actuel insiste sur cette nécessité de « culture de sûreté [à laquelle] priorité doit être accordée », à un moment où a d’ailleurs lieu un « renouvellement des générations dans de nombreux domaines scientifiques et techniques du secteur nucléaire. »
Les compétences dans le domaine doivent se transmettre, et pas seulement chez les opérateurs. « Les prestataires [doivent être] formés afin qu’ils puissent être efficaces et informés des divers dangers », tout particulièrement s’ils sont sur place au moment où survient un incident (ou un accident), ont estimé de nombreux membres de la société civile. Est rappelé ici le rôle qu’ont joué au cours de toutes ces dernières années les remarques et demandes insistantes émanant de l’extérieur du milieu nucléaire (opérateurs, fabricants…) : celles de l’ONG Greenpeace suite à des rapports établis pour elle par l’Institute for energy and environmental research (IEER) et WISE-Paris ; ou encore celles de l’association nationale des comités et commissions locales d’information (ANCCLI), après des études menées par le GSIEN (Groupement de scientifiques pour l’information sur l’énergie nucléaire (5)).
Plus généralement, fait remarquer le rapport, il existe certaines « clés du succès » (une dizaine citée), parmi lesquelles nous relevons la nécessité d’« activités permanentes de recyclage et d’entraînement », de « la délégation des prises de décision aux personnes les plus compétentes ou proches du terrain » ou encore d’«une attention des managers aux activités quotidiennes, aux aléas »… De surcroît, la culture de sûreté « suppose un engagement fort des responsables hiérarchiques et des dirigeants des installations ». En France, l’un des groupes de travail de l’instance pluridisciplinaire COFSOH (comité sur les facteurs sociaux, organisationnels et humains), créée en 2012 par l’Agence de sûreté de nucléaire (ASN), doit ainsi prendre en compte les questions de sous-traitance (les prestataires évoqués plus haut). Mais aussi, entre autres responsabilités, réfléchir à l’articulation de ce que les spécialistes nomment « sûreté réglée » et « sûreté gérée ». Si la première consiste à éviter les défaillances en s’appuyant sur des formalismes, des règles, des automatismes… la seconde repose sur l’expertise humaine : l’organisation et ses acteurs doivent être capables de percevoir les situations inattendues et y répondre de façon adaptée.
En situation accidentelle ?
Après avoir rappelé que les accidents ont pour causes profondes les « pressions de production, la complexité organisationnelle, les échecs des analyses de risques et du retour d’expérience, les défauts de gestion des effectifs et des compétences, les défauts d’exigences d’autorités de contrôle… » le rapport insiste sur certaines obligations. Ainsi, on comprend que « dans l’équipe de conduite en salle de commande », il doit désormais y avoir, ce qui jadis n’était pas le cas, « une redondance de la surveillance de l’installation par un ingénieur de sûreté ».
Il faut aussi, d’un point de vue technique, une redondance des paramètres permettant la surveillance du cœur du réacteur. Plus important encore, c’est la façon même d’envisager les accidents qui a été entièrement revue ces dernières années. Les spécialistes nomment cela le « passage de l’approche ‘’événementielle’’ à l’approche ‘’par états’’ ». Derrière ce jargon, se cache en effet une philosophie tout à fait différente de l’accident. En simplifiant à l’extrême, on pourrait dire que la première consiste à imaginer tous les chemins qui peuvent conduire à l’accident. On s’est rendu compte qu’ils étaient si nombreux que c’était peine perdue de vouloir prévoir tous les événements accidentels et spécifier leur déroulement (de façon à organiser la réponse précise au problème posé à chaque étape du chemin) !
En revanche, la nouvelle façon d’appréhender la situation accidentelle, l’approche dite « par états », devrait permettre aux équipes de mieux réagir : selon le rapport, on peut en effet « dénombrer les états de réactivité, de refroidissement et de confinement possibles du réacteur, depuis les conditions normales de fonctionnement jusqu’aux états les plus dégradés. » De façon optimiste, il expose qu’il est « alors possible de déterminer, pour chacun des états anormaux, une stratégie de conduite et des actions à mener par les opérateurs » pour améliorer la situation et revenir à un état plus sûr. On ne rentrera pas ici dans le détail des pages qui décrivent par le menu la façon dont peuvent être explicités ces « états » (s’assurer de déterminer les bonnes grandeurs physiques et les mesurer, s’assurer que l’information passe bien en salle de commande etc.) et comment y réagir. Ici aussi, se dévoile toute la complexité de la réflexion, qui met en jeu aussi bien des questions techniques qu’organisationnelles et donc, humaines.
Force d’action rapide nucléaire ?
Et si ça ne se passe pas si bien que ça ? On est prié de ne pas sourire quand on découvre les termes de « repli doux », « repli dur », « sauvegarde ultime du cœur » ou encore que l’acronyme du « Guide d’intervention en accident grave » est le GIAG ! Une des mesures « spectaculaires » post-Fukushima aura été l’instauration en 2015 de la Force d’action rapide nucléaire (FARN), « conçue pour assister tout site du parc électronucléaire français qui aurait à gérer une situation accidentelle grave ». La première « colonne » devant arriver en moins de 12h et l’ensemble être déployé dans les 24 heures. Elle doit fournir « des moyens humains, des matériels (éclairages, pompes…), des ressources (carburant pour groupes électrogènes, eau…) »
On a vu à Fukushima ce que perte d’alimentation électrique, impossibilité de démarrer immédiatement des systèmes de refroidissement etc. avaient entraîné. On sait que des hommes ont dû se sacrifier pour manipuler certaines vannes, s’approcher de zones très radioactives pour tenter d’obtenir des mesures permettant de mieux apprécier la situation… Les équipes de la FARN doivent pouvoir répondre à ces situations extrêmes et intervenir dans ce qu’il est convenu d’appeler « une situation très dégradée » (environnement radioactif, très toxique etc.). Moins connu est le Groupe d’intervention robotique sur accident (INTRA) créé en 1988 après Tchernobyl, capable « de constituer, d’exploiter et maintenir une flotte d’engins robotisés télé-opérés capables d’intervenir 24h sur 24 en cas d’accident nucléaire de grande ampleur ». On souhaite aux engins de ne pas se retrouver coincés comme certains des robots l’ont été à Fukushima…
Simulations ?
Qu’ils s’appellent ISIS ou ASTEC, P2REMICS ou SYLVIA (et il y en a bien d’autres), ce sont tous des logiciels de simulation, qui doivent désormais aider à mieux se représenter le déroulement des accidents. Ce sont les nouveaux outils de recherche et de développement, qui s’efforcent de mimer toute la panoplie de ce qui fait un réacteur et de ce qui a trait à sa sûreté : logiciels de simulation en matière de neutronique, de thermohydraulique, de thermomécanique, d’incendie et, bien sûr, de situations avec fusion du cœur, ils constituent la cinquième et dernière partie du rapport. C’est ainsi que le MC3D doit « déterminer les pressions dynamiques exercées sur les structures (par exemple les parois d’une piscine de réacteur) », en cas d’explosion de vapeur. ASTEC doit pouvoir permettre « l’évaluation des rejets radioactifs » en cas de fusion du cœur d’un REP. Composé de modules dont chacun « simule une zone du réacteur ou un sous-ensemble de phénomènes physiques », il est d’une sophistication extrême. Pour les passionnés, des vidéos (accès par QR codes dans le rapport) viennent en expliciter le fonctionnement.
1) Lisible à cette adresse
2) Ingénieur ; à l’IRSN depuis plus de 22 ans ; expert auprès de l’ASN ; expert pendant 15 ans auprès de l’AIEA.
3) A lire aussi dans l’ouvrage « Les dossiers noirs du nucléaire français », par Monique et Raymond Sené, Dominique Leglu, Les Presses de la Cité, 2013
4) Voir ici
5) Un groupe de « lanceurs d’alerte » depuis 1975. Association loi 1901, créée à la suite de « l’appel des 400 », appel de scientifiques dont 200 physiciens nucléaires « à propos du programme nucléaire français » et qui édite « La gazette nucléaire »
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