Crise du sens du travail et crise industrielle…

    Les déboires d’EDF dans la construction de l’EPR de Flamanville ou la mise à l’arrêt prolongée de nombreuses centrales pour révisions font la une de l’actualité. D’autant que le président Macron veut accélérer la construction de nouveaux EPR dans le mixte énergétique. Olivier Frachon, qui a été cadre à EDF et responsable syndical CGT, explique combien le travail s’est dégradé depuis le moment où les salariés-es EDF  avaient un pouvoir de délibération sur le travail, corrélativement au statut mis en place après-guerre. L’essentiel de cet article a donné lieu à une intervention dans une réunion des retraités CGT EDF. 

    Source : Crise du sens du travail et crise industrielle

    La place faite au travail, condition de réussite

    Parmi les obstacles rencontrées aujourd’hui dans les projets industriels, l’évolution de l’organisation du travail et des modes de management des salariés, sont à la fois essentiels et la plupart du temps sous-estimés. Et, en particulier en ce qui concerne le secteur de l’énergie, on peut donc s’interroger sur la capacité du secteur à conduire avec succès des projets industriels importants dans le cadre actuels des organisations (filialisation des structures, place de la sous-traitance, multiplication des prestataires,…). Alors que l’actualité nous montre l’urgence à planifier et engager les projets industriels indispensables à la transition énergétique et à l’alimentation énergétique du pays.

    Différentes études[1] ont été menées pour tenter de trouver les raisons des retards rencontrés sur la mise en service de l’EPR de Flamanville. Un examen particulier  sur le management du projet EPR, à partir de ces études, offre un regard nouveau et particulier sur cet échec. L’expérience de l’EPR démontre que l’entreprise n’a pas su valoriser l’expérience collective qu’a constitué la construction du parc nucléaire historique. Les transformations de l’organisation des entreprises depuis 30 ans – conformité au management global des entreprises et au management des projets – ont induit des difficultés dans la gestion des projets et leur réalisation ; la transmission des compétences, des savoirs faire n’a pas eu lieu, l’engagement professionnel des salariés qui a permis le démarrage du parc n’a pu être retrouvé. Le projet EPR a été engagé, alors que sous couvert d’adaptation au marché et de la concurrence, l’organisation et le management des entreprises ont copié les principes managériaux qui caractérisent l’entreprise libérale dans le capitalisme financier.

    Pour caractériser ce que je désigne par management “libéral” je voudrais revenir sur ce que vivent les professionnels de la santé comme ceux de l’enseignement. Sous prétexte d’efficacité on a introduit, il y a maintenant plus d’une décennie, “les principes de l’entreprise”, qui seraient si performants, dans la gestion de la santé comme partout. On mesure aujourd’hui les méfaits et les conséquences sur notre système de santé du New Public Management. Et c’est toujours sous couvert de cette performance que Macron entend transformer les écoles en centres de résultats, individualisant les situations, rémunérant aux résultats et transformant les directeurs d’école en managers de projet et supérieurs hiérarchiques des enseignants !

    Les mêmes transformations ont été mises en œuvre durant les précédentes décennies dans les entreprises et le monde industriel, plus ou moins rapidement en fonction des secteurs et des résistances, notamment dans les services publics, accompagnant le plus souvent la déréglementation et la concurrence à laquelle ils étaient nouvellement soumis. Avec des conséquences désastreuses pour les salariés, développement de la sous-traitance, externalisation et délocalisation. Mais l’exemple de la Santé doit nous conduire aussi à nous interroger sur les conséquences sur le monde industriel du management libéral. Est-il compatible avec le développement de projets industriels importants qui dépassent la taille d’une startup?

    Partant de ces études, un regard porté sur l’évolution des organisations ouvre un champ ignoré parmi les causes de cet échec : la place, ou plutôt l’absence de place, faite au travail réel dans les organisations d’EDF et comme dans les relations entre EDF et les entreprises partenaires et/ou clientes :

    1. organisations matricielles, management par projet ne laissent que peu de place au développement des compétences “métiers”, individuelles ou collectives.
    2. le développement de la fonction achat a eu pour conséquence le recul de l’importance des questions techniques (et de la paroles des techniciens), alors même que les difficultés de conception et de construction d’un prototype nécessitent qu’elles soient au 1er plan ;
    3. les démarches qualité qui se sont succédées ont conduit à des pertes de sens du travail concret, la vision exclusive au prisme des indicateurs n’a pas permis une juste compréhension de l’avancement réel et des difficultés concrètes rencontrées par les équipes.

    Les modifications mises en œuvre à l’issue de ces travaux visent à s’aligner sur les industries considérées comme “performantes”, notamment l’aéronautique et l’automobile, bien différentes de l’industrie nucléaire. Mais a été ignoré ce qui constituait les réussites du passé, le modèle social d’EDF ou, à l’opposé, l’impact du management de la qualité et la systématisation du management par projet depuis 30 ans.

    La réalisation et le démarrage, au cours des décennies passées, des différents parcs de production d’électricité, sont aussi, au-delà des questions techniques, industrielles, contractuelles, le succès d’un service public et de salariés reconnus par un statut, tournés vers la réponse aux besoins du pays. Par exemple, dans l’ingénierie nucléaire, la culture du débat, voire de la controverse au sein des équipes et entre celles-ci était une composante du travail ; quelle place lui reste-t-il dans des organisations qualité qui formalisent toujours plus chaque geste et chaque interrogation ? La place du numérique, celle du télétravail, non seulement dans les processus mais également dans les relations professionnelles et inter-personnelles ne doivent-elle pas être interrogées, au-delà des gains de productivité attendus et de la reproductibilité recherchée?

    Partager les connaissances techniques et pratiques via les datas est certainement utile. Mais comment le travail humain, les interactions humain-humain (et pas seulement homme-machine) sont-ils valorisés, enrichis, reconnus? La standardisation des processus, si elle présente des avantages, présente aussi le risque de brider l’imagination, l’intelligence, et au final l’implication professionnelle et le sens du travail.

    Le parc nucléaire a été réalisé par des salariés ayant des moyens d’expression collective de haut niveau. La filière CMP[2] a longtemps porté la controverse sur les conditions du travail concret, sur les questions techniques, le projet global, et les moyens alloués. La transformation des objectifs de l’entreprise, accélérée par l’introduction de la concurrence, le secret devenu la règle, la suppression de ces instances, ont induit la fin de ces échanges. On devait à ce pouvoir donné aux collectifs de travail la prise en considération des écarts entre les schémas théoriques et leur concrétisation, les dangers des choix d’organisation, le décalage entre déclarations, programme théorique, remontée des indicateurs et le travail réel et les résultats concrets. C’est aussi cette filière qui alertait régulièrement sur l’absence de réalisme des plannings et les conséquences d’une sous-traitance mal maîtrisée.

    La transformation progressive du travail réel par le capitalisme financier en une marchandise comme une autre, en une suite de prestations achetées par des contrats de prestations ou de sous-traitance, constitue une négation de sa réalité comme de ce qui se passe tant chez l’individu que dans les collectifs de travail. Sa réduction à des résultats rassemblés dans des indicateurs, ce que décrit Alain Supiot dans “La gouvernance par les nombres”, constitue sans doute un obstacle insurmontable à la réussite de projets complexes, nécessitant coopération, initiatives, controverses voire conflictualité. Et comme l’écrit Alain Supiot peut-être faudrait-il restaurer “le principe de démocratie dans la sphère économique en rendant à ceux qui travaillent une prise sur l’objet et le sens de leur travail”.

    Les vagues de démissions, les difficultés à recruter dans de nombreux secteurs met au cœur des enjeux actuels la question du sens du travail[3] et non du seul emploi. On peut ainsi constater, jusque dans les emplois les plus qualifiés et les mieux rémunérés, cette tendance générale à privilégier les conditions matérielles et financières de l’emploi, et à finalement en changer quand celui-ci devient insoutenable, physiquement ou moralement. Sans doute cette situation qui tend à se généraliser est-elle le moyen de se protéger contre cette confiscation du travail réel qui prévaut aujourd’hui dans la plupart des activités et qui conduit à réaliser un travail qui va à l’encontre de ses convictions ou tout simplement de ce qu’on pense être un « travail bien fait ». La transformation du travail en une marchandise comme une autre, le recul du travail au profit de l’emploi, constitue sans doute la principale victoire du capitalisme, sans doute une victoire à la Pyrrhus compte tenu des conséquences sur la capacité à répondre aux enjeux sociaux et écologiques, sur la capacité à recruter des salariés dans des secteurs clés, notamment dans les services publics. S’emparer de cette question, la place du travail réel, le pouvoir des travailleurs et des collectifs de travail est un enjeu majeur pour le syndicalisme de notre temps. Sans rejeter les questions des rémunérations, de l’emploi, et des contrats de travail, la place du travail réel dans les organisations et le management caractéristiques du néolibéralisme constitue un enjeu majeur pour le syndicalisme contemporain. C’est sans doute aussi l’une des conditions pour que le syndicalisme retrouve une légitimité et sa capacité à rassembler des salariés de situations multiples mais tous confrontés à l’absence de pouvoir sur leur activité.

    [1] Rapport Folz commandité par l’Etat – Expertise Degest-IED réalisée à la demande du CSE

    [2] Instances de représentation du personnel mises en place en 1946, qui a la différence des CE existant à la maille des services, permettait de discuter  et de peser sur l’organisation et les objectifs du travail. Elles ont été supprimées en 2004 lors de la privatisation d’EDF et GDF

    [3] Voir « Redonner du sens au travail » Thomas Coutrot Coralie Perez

      1 comments for “Crise du sens du travail et crise industrielle…

      1. démos
        25 octobre 2022 at 8h55

        n’y a t’il pas une inversion totale des choses en entreprise comme au plus « haut niveau » de l’état ?
        la médiocrité serait-elle la garantie d’un parcours réussi entreprise comme en politique ?

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