Lors d’une réunion de la commission locale d’information le 12 avril, l’Autorité de sûreté nucléaire (l’ASN) a assuré pouvoir donner son feu vert à la mise en route du réacteur d’ici début mai. Pourtant, tous les problèmes techniques ne sont pas résolus. Et voilà qu’un nouveau – de vibrations – est apparu en fin d’année dernière sur le circuit primaire.
Révélations.…
Source : Nucléaire : À Flamanville, la farce de l’EPR se poursuit
À quelques kilomètres de la centrale nucléaire de Flamanville, Les Pieux (Manche) est typique de ces nombreuses communes nucléarisées que l’on traverse le long des vallées du Rhône et de la Loire : façades en pierres récurées à la brosse à dents, trottoirs pavés luisant comme un sou neuf, équipements municipaux innombrables qu’un bled de quelque 3 500 habitants ne pourrait jamais espérer se payer, y compris dans ses rêves les plus fous, s’il n’y avait les millions déversés tous les ans par EDF dans le département…
Du temps où l’EPR de Flamanville, le nouveau réacteur dit de troisième génération, était encore en construction, c’est ici que les ouvriers de l’interminable chantier (douze ans de retard) venaient épancher leur soif, dans la rue principale où les cafés succèdent aux restaurants.
Dialogue de sourds au sous-sol
Derrière la mairie, une vieille maison de maître qui domine le village, se trouve le pôle de proximité des Pieux. Au sous-sol du bâtiment, qui abrite une partie des services communaux, un auditorium d’une cinquantaine de places accueille les réunions de la Commission locale d’information (la CLI), une instance consultative regroupant EDF, l’Autorité de sûreté nucléaire (l’ASN), des élus locaux, l’État et des représentants d’association.
Vendredi 12 avril 2024, il y avait foule pour la réunion extraordinaire de la CLI. Le menu était potentiellement copieux : il s’agissait de faire le point sur l’EPR, avant que l’ASN ne donne son feu vert à EDF pour installer le combustible nucléaire dans la cuve. Alors que l’autorité indépendante était en pleine consultation publique (elle s’est achevée le 17 avril), préalable indispensable à sa prise de décision, les associations avaient obtenu ce rendez-vous en forme de réunion de la dernière chance, pour essayer de faire dérailler le processus.
Mais ni le représentant de l’ASN, Gaëtan Lafforge, le chef de la division de Caen, ni celui d’EDF, Alain Morvan, le directeur du projet EPR de Flamanville, n’avaient l’intention de dévoiler la réalité des nombreux problèmes qui affectent toujours le réacteur. Et c’est à un dialogue de sourds que se sont livrés les participants.
Côté ASN et EDF, le discours peut facilement se résumer : officiellement, tout est en ordre et l’objectif est maintenant d’amener progressivement le réacteur à fonctionner à pleine puissance, en fin d’année. L’autorité a aussi précisé que son feu vert sera donné d’ici le début du mois de mai. Alain Morvan, slides réduites au strict minimum, s’est lui contenté de tracer dans les grandes lignes le processus de mise en route du nouveau réacteur.
Côté militants antinucléaires, les troupes sont reparties au bout de deux heures avec leurs interrogations. Notamment, ô surprise, sur un nouveau problème de vibrations sur le circuit primaire décelé l’année dernière.
Entre existence et traitement, ça balance pour eux…
L’information avait été donnée à Blast par Julien Collet, le directeur général adjoint de l’ASN, lors de la conférence de presse annuelle de l’autorité organisée fin janvier dernier. Le DGA nous avait alors précisé qu’EDF était en train d’investiguer cet énième pépin sur l’EPR.
Je ne peux pas vous dire
Le 12 avril, interrogé à ce sujet par Yannick Rousselet, consultant sûreté nucléaire chez Greenpeace, le représentant de l’ASN a eu le plus grand mal à répondre clairement à la question. « Je ne peux pas vous dire qu’il n’y aura plus rien, il pourrait y avoir de possibles écarts au cours des essais », a bafouillé Gaëtan Lafforge. Entraînant alors un court échange lunaire avec le militant antinucléaire, ce qui a déclenché les rires de l’assistance.
Étrangement, Alain Morvan, qui aurait pu apporter des précisions techniques, s’est tu. Et personne n’a pensé à lui donner la parole. D’autant que le président de la CLI, peut-être impatient d’aller déjeuner, s’est empressé de clore la séance. Interrogé par Blast à l’issue de la réunion, le directeur du projet EPR, cornaqué par un membre de la communication d’EDF, a refusé de nous répondre.
Les sujets vibratoires
Guère plus de chance avec la direction de la communication parisienne, quelques instants plus tard. « Les sujets vibratoires ont été traités et des solutions techniques mises en place », s’est-elle contentée de répondre dans l’habituelle langue de bois. En clair, circulez, il n’y a rien à voir.
Oui, mais voilà : interrogée par une journaliste de la Presse de la Manche, le quotidien local qui couvrait l’évènement, EDF a donné une autre réponse : « Il n’y a pas de sujet vibratoire nouveau », a affirmé l’électricien à notre consœur. Euh… faudrait savoir : le sujet a-t-il été traité ou n’existe-t-il pas ?
C’est pas moi : c’est lui !
Pour tenter d’y voir clair, Blast s’est tourné vers l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (l’IRSN), l’établissement public de recherche qui fournit des avis techniques à l’ASN.
Peut-être préoccupé par son avenir – suite à la fusion avec l’ASN imposée par le gouvernement et entérinée par l’Assemblée nationale et le Sénat -, l’établissement nous a fait savoir par l’intermédiaire de sa responsable presse que le sujet n’était pas de son ressort. Et de nous renvoyer vers l’ASN…
Malheureusement, l’ASN n’a pas répondu à nos questions. Comme le disait Martine Aubry, la maire de Lille et ancienne candidate défaite lors de la primaire socialiste de 2011, à propos de François Hollande, « quand c’est flou, c’est qu’y a un loup… »
La saga du couvercle
Ce nouveau problème… pardon « sujet » vibratoire s’ajoute donc aux nombreux dossiers techniques non résolus qu’EDF a décidé de laisser en l’état, avec l’accord de l’ASN, pour y apporter une réponse seulement après la mise en service du réacteur – c’est singulier, on en conviendra. À commencer évidemment par le couvercle de la cuve, fragilisé par un défaut de fabrication (une ségrégation positive en carbone présente également dans le fond de la cuve). Quand l’autorité a finalement autorisé l’utilisation de la cuve et de son couvercle en 2018, alors qu’il n’était plus possible d’exclure le risque de rupture mais seulement de le prévenir (ce qui n’a pas le même sens), elle avait demandé à EDF de changer le couvercle au plus tard en décembre 2024.
Mais, à l’époque, EDF croyait – ou faisait croire – que le chantier était sur le point de se terminer et que la mise en exploitation du réacteur était imminente… Six ans plus tard, on pouvait espérer, vu le retard accumulé depuis 2018, que le groupe et sa filiale industrielle Framatome avaient eu le temps de faire fabriquer ce nouveau couvercle et de l’installer avant la mise en route du réacteur. Mais non. Interrogé par des militants pour savoir pourquoi l’électricien n’attendait pas ce nouveau couvercle, Alain Morvan s’est embrouillé dans ses explications. Il a d’abord laissé entendre qu’il n’était pas terminé, et qu’il ne serait donc pas installé avant l’été 2025, avant de se contredire pour finalement assurer qu’il serait livré à la centrale nucléaire à la fin de l’année…
En fait, le groupe public n’en a rien à faire : en 2023, Framatome a obtenu de l’ASN de repousser d’un an le remplacement du couvercle, sans donner aucune justification à un tel report. Selon l’arrêté pris par l’autorité l’an dernier, il doit maintenant être remplacé lors de la première visite complète de l’installation, après son démarrage.
Alors qu’il était possible de changer cette pièce en toute sécurité pour la santé des travailleurs, si la nouvelle avait été installée avant le démarrage, ce report change tout. Le couvercle actuel va être irradié et il devient de fait un déchet nucléaire. Autrement dit un objet qu’on ne manipule pas comme ça.
Outre que cela expose inutilement les ouvriers à prendre des doses, lors des opérations pour le remplacer, cela pose un autre problème. Cette question n’a pas été résolue à ce jour par EDF : celle de l’entreposage de cette pièce contaminée, quand elle sera déposée. L’ASN a demandé au groupe EDF de construire à cet effet un bâtiment qui permette de la stocker en toute sûreté sur le site de la centrale. Ce qui ne semble toujours pas fait…
La radioactivité, au petit bonheur la chance
Emblématique, le dossier du couvercle de cuve n’est pas le seul qui démontre le peu de considération d’EDF pour les salariés du nucléaire, qu’ils soient agents maison ou employés de la sous-traitance. Un deuxième gros chantier, également prévu après le démarrage du réacteur, va exposer les intervenants aux risques radioactifs. Là encore, cette intervention aurait pu être réalisée en toute sûreté avant la mise en route de l’installation : la modification du système de refroidissement des réseaux auxiliaires du réacteur (RRI) et d’eau brute secouru (SEC). Des éléments essentiels, notamment lors de l’arrêt du réacteur.
Au cours d’essais réalisés au début de la décennie, EDF a constaté que les performances du système installé étaient insuffisantes. Et l’électricien a proposé à l’ASN de changer de technologie de refroidissement. Une option que l’IRSN a validée dans un avis de mai 2022.
La nouvelle technologie étant disponible, EDF aurait pu faire les travaux de remplacement avant la mise en route, d’autant qu’ils sont lourds et impliquent des modifications de génie civil. Mais, là encore, l’électricien a demandé et obtenu de ne les réaliser que lors de la première visite décennale (dix ans après la première divergence), une fois l’installation bien irradiée… En considérant aussi que, bien qu’insuffisant, le système de refroidissement déjà installé peut donc fonctionner jusque-là.
Plus tard, encore
Toujours dans la même logique, EDF a repoussé à plus tard la modification des internes de cuve, plus précisément le plénum inférieur qui oriente la distribution du flux hydraulique dans la cuve. Depuis l’incident intervenu sur l’un des deux EPR de Taishan en Chine, en 2021, on a pourtant un peu de retour d’expérience : il a été établi que cet équipement génère une mauvaise distribution du flux hydraulique qui provoque des fluctuations plus importantes que prévu du flux neutronique, pouvant entraîner des difficultés de maîtrise de la réaction nucléaire. Si l’ASN a demandé à EDF de modifier le plénum inférieur, les études sont toujours en cours.
En réalité, le sujet ne date pas de 2021. Il était connu dès la conception de l’EPR puisque la cuve et ses internes sont repris du modèle allemand de réacteur Konvoi déjà… affecté par ce problème. Framatome a bien conçu un dispositif pour essayer de réduire le risque et les tests sur maquette auraient été positifs. Mais, selon des sources internes, des ingénieurs auraient prévenu leur hiérarchie que ce système n’était pas efficace. Ils n’auraient pas été écoutés. Jusqu’à l’incident de Taishan…
En Chine pour éviter de gros problèmes en attendant la modification du plénum inférieur, la puissance des réacteurs (officiellement de 1 750 MW) aurait été limitée à 1 500 MW. Est-ce que cela sera également le cas pour l’EPR de Flamanville ? Interrogées lors de la réunion de la CLI du 12 avril par Yannick Rousselet, ni l’ASN ni EDF n’ont daigné répondre.
Croisons les doigts, en espérant qu’il n’y aura pas d’emballement de la réaction nucléaire dans la cuve de l’EPR de Flamanville. D’autant que, Libération l’a dévoilé en juillet 2022, deux systèmes de sondes et capteurs essentiels pour la conduite du réacteur, installés soit dans la cuve, soit à l’extérieur, dysfonctionnent.
L’EPR, totem politique
« Ça aurait été plus intelligent de faire tous ces travaux avant la mise en route du réacteur, s’exaspère Gilles Reynaud, le président de Ma Zone Contrôlée, qui regroupe les salariés de la sous-traitance nucléaire. Mais EDF veut mettre en production l’EPR pour dire : “ça y est, ça fonctionne.” Faire tous ces travaux après, je ne trouve pas cela très respectueux pour les travailleurs et la population. »
Coûte que coûte
« On est dans un démarrage coûte que coûte pour des raisons purement politiques, juge Yannick Rousselet, interrogé par Blast à la sortie de la CLI du 12 avril. Comme le président Macron a annoncé la relance du nucléaire avec la construction de nouveaux EPR, ils veulent adresser le message selon lequel on serait sorti de l’ornière. » Pour Rousselet, c’est une vision très courtermiste : « Même si ce réacteur s’arrête dans quelques mois pour une longue période, tout le monde s’en fout. Il faut pouvoir dire : “ça y est, l’EPR de Flamanville est chargé. Il a démarré.” C’est ce qui est le plus dangereux. On ne cherche pas à résoudre d’abord les problèmes. »
Les confidences d’un ingénieur
Et puis, potentiellement, il y a un autre problème à moyen terme. Récemment, un ingénieur a contacté Blast pour nous raconter sa courte expérience dans le nucléaire.
Ce témoin, Thierry C., a exercé à la fin des années 2000 pour la branche énergie d’Alstom (vendue depuis à l’Américain GE). Parmi les missions qui lui ont été confiées, il a travaillé sur la mise au point des essais de requalification de l’ensemble des réseaux eau et vapeur de l’EPR de Flamanville, qui seront organisés à l’issue de la première visite décennale. Alstom était alors le sous-traitant choisi par EDF pour concevoir ces réseaux.
J’en ai parlé à ma hiérarchie
« Quand j’ai pris le dossier, je me suis rapidement rendu compte que la plupart des vannes qui devaient être installées ne pouvaient pas tenir les conditions de température et de pression prévues, lors de ces épreuves de requalification, explique-t-il à Blast. Sur les quelque 650 tuyauteries équipées de vannes, il y en avait environ 450 à tronçonner pour enlever l’équipement et le remplacer par un dispositif provisoire pour boucher la tuyauterie. » Un constat pas vraiment rassurant. « J’en ai parlé à ma hiérarchie qui m’a demandé de me taire et de ne pas en parler à EDF. »
Les documents et plans consultés par Blast semblent confirmer ces propos. Ce qui pose un problème : les essais de requalification doivent être réalisés avec les vannes pour être validés. Pour autant, ce travail d’analyse a été réalisé en 2008-2009, alors que le chantier de l’EPR, qui venait de commencer, n’en était encore qu’au génie civil. Thierry C. a quitté le groupe peu de temps après avoir réalisé cette étude. Que s’est-il passé, depuis ? L’erreur commise par Alstom, sur les caractéristiques techniques des vannes, a-t-elle été corrigée ? Impossible de le savoir : ni EDF, ni l’ASN, ni l’IRSN n’ont voulu nous répondre.
Au total, vu ces problèmes non-résolus et le manque de transparence d’EDF et de l’ASN à propos des déboires techniques de l’installation, au sein de la CLI de Flamanville mais également vis-à-vis de la presse, le long cauchemar du chantier de l’EPR n’est peut-être pas terminé. Ce mauvais rêve a conduit à exploser sa facture – qui atteint quelque 19,1 milliards d’euros. Une farce qui pourrait finir par lasser et ne plus faire rire personne.