La doyenne des centrales françaises en activité présenterait-elle des signes de fatigue ? Ces derniers mois, le site, situé à une trentaine de kilomètres de l’agglomération lyonnaise, accumule avaries, incidents (classés sans gravité) et retards dans les chantiers d’inspection des installations. Résultat, alors que l’hiver – et son besoin accru en électricité – débute, trois des quatre réacteurs du Bugey sont hors service.
Un départ d’incendie [(re)lire L’Œil de Mediacités], une pompe en panne, un réservoir corrodé, un récupérateur de corium (matière radioactive produite en cas de fonte du cœur d’un réacteur) non étanche, une visite décennale qui s’éternise… N’en jetez plus ! Depuis mai 2020, incidents et déconvenues se succèdent à la centrale nucléaire du Bugey, située à environ trente-cinq kilomètres de l’agglomération lyonnaise. Son exploitant EDF minimise ces bugs en série, tous classés au niveau 1 sur l’échelle Ines. Il n’empêche : leur enchaînement souligne la vétusté du site de l’Ain. Depuis la fin de l’exploitation de Fessenheim en 2020, le Bugey a hérité du titre de doyenne des centrales françaises en activité. Le tout, dans le contexte particulier du « grand carénage », vaste et coûteux (49,4 milliards d’euros) programme de travaux censés permettre à EDF de faire fonctionner ses réacteurs au-delà de quarante ans.
Résultat, la centrale tourne au ralenti. Illustration avec le réacteur 4. Coup sur coup, les 21 et 28 octobre derniers, deux incidents interrompent son activité. Il redémarre début novembre mais pour quelques jours seulement. Depuis le 22 novembre, il est au repos complet le temps de son quatrième réexamen de sûreté. Ce check-up complet, obligatoire tous les dix ans, devrait s’achever en avril 2021. En parallèle, celui du réacteur 2 touche à sa fin… après plus d’un an d’arrêt. Débuté le 18 janvier 2020, la visite décennale approfondie de « Bugey 2 » a pris six mois de retard.
Grand carénage oblige, ces visites décennales prennent plus de temps que les précédentes. EDF est ainsi tenue d’améliorer la sûreté de son parc en équipant tous ses réacteurs de diesels d’ultime secours ou de systèmes de récupération de corium en cas d’accident nucléaire. Premiers sur la liste de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN, le gendarme de l’atome), après ceux du Tricastin, les quatre réacteurs du Bugey sont passés à la loupe. Si l’ASN juge satisfaisante sa batterie de tests, ils rempileront pour dix ans d’activité supplémentaire. Sinon, ils seront promis au démantèlement.
Douze réacteurs à mettre à l’arrêt
D’ici à 2035, le gouvernement s’est engagé à ramener la part du nucléaire dans la production d’électricité de 70 à 50%, ce qui suppose la fermeture d’une douzaine de réacteurs (en plus de Fessenheim). Dont ceux du Bugey ? Deux d’entre eux pourraient être concernés selon une première liste élaborée par EDF mais rien n’est encore acté. D’où l’enjeu des visites en cours sur le site des bords du Rhône.
« C’est un défi industriel, financier et logistique », résumait Pierre Boyer, le directeur de la centrale, lors de la dernière Commission locale d’information (CLI) du Bugey, le 7 décembre 2020. Les investissements engagés sur place par l’exploitant sont colossaux : 2,1 milliards d’euros dans le cadre du grand carénage alors que la visite décennale d’un réacteur coûte en moyenne entre 60 et 75 millions d’euros. Des pièces doivent être changées, des équipements supplémentaires installés. Mais surtout, deux éléments essentiels – et irremplaçables – doivent réussir leur examen de passage : l’enceinte de confinement (ce grand dôme cylindrique visible de l’extérieur et qui rejette de la vapeur d’eau via les monumentales cheminées) et la cuve. Cette dernière est inspectée « centimètre carré par centimètre carré afin de tester sa surface et de chercher des défauts sous le revêtement », explique Pierre Boyer.
« Un manque de rigueur (…) et des questions sur la solidité de l’organisation en place »
On l’a dit : l’inspection de « Bugey 2 » se termine. Mais des imprévus pourraient retarder son raccordement au réseau prévu pour le 31 janvier prochain. Lors d’un contrôle mené en mai 2020, l’ASN a constaté deux anomalies. La première consiste en une importante corrosion sur les parois et le fond d’un réservoir commun aux réacteurs 2 et 3, chargé de collecter les eaux radioactives. Celle-ci a entraîné la mise à l’arrêt de « Bugey 3 » (« Bugey 2 » étant, de fait, déjà arrêté pour la visite décennale). « Cet aléa, sans lien avec la visite décennale, ne nous permet pas de redémarrer en l’état », précise Pierre Boyer.
EDF a proposé différents scenarii de réparation, occasionnant de longs allers-retours entre l’exploitant et le gendarme du nucléaire, insatisfait par les premières propositions de l’électricien. Dans l’un de ses rapports d’inspections, daté du 1er octobre 2020, l’ASN épingle des traces de corrosion sur le dôme de ce réservoir et relève la présence de douze nouveaux défauts. « Au vu de cet examen, les conditions de suivi de la bâche et de la demande d’aménagement pointent un manque de rigueur dans leur gestion et soulèvent des questions sur la solidité de l’organisation en place », blâme l’autorité de sûreté [voir le document ci-dessous, page 2].
Mécontente, l’ASN reproche à EDF d’avoir minimisé le problème : « Les dégradations présentées ci-dessus n’ont pas été portées à la connaissance de l’ASN dans le cadre de l’instruction du dossier (…). La cotation de la probabilité d’apparition du phénomène de corrosion sous contrainte (…) n’aurait pas dû être identifiée comme faible. Ces fuites récurrentes n’ont également pas été exploitées dans le paragraphe “dégradations apparues en service” malgré les différentes interventions réalisées. »
Les ennuis ne s’arrêtent pas là pour « Bugey 2 ». Un autre point faible a été identifié par l’ASN sur son futur récupérateur de corium, magma métallique et minéral principalement constitué de dioxyde d’uranium qui se forme lors de la fusion d’un réacteur nucléaire. La température grimpe alors à 2 500 ou 3 000° C. Dans le cadre du « grand carénage », tous les réacteurs doivent être équipés de ce système de récupération situé sous la cuve. Objectif : contenir le corium en cas d’accident pour empêcher sa dispersion dans le sol. Or, c’est ballot, celui de « Bugey 2 » présente un problème d’étanchéité. EDF a alors été obligé d’équiper son récupérateur d’un nouvel « anneau d’étanchéité ».
Un réacteur sur quatre en activité
À ce stade, récapitulons. Bugey 2 et 3 sont à l’arrêt pour ces avaries de corrosion et de récupérateur non étanche. Le réacteur 4 ne fonctionne plus depuis novembre pour cause de visite décennale. Autrement dit, alors que le risque de pénurie d’électricité sera plus important cet hiver que les précédents, seul le numéro 5 fournit aujourd’hui de l’électricité. Du moins jusqu’en juillet prochain. À cette échéance, il sera à son tour inspecté sous toutes les coutures.
Entretemps, les réacteurs 2 et 3 auront-ils redémarré ? Et que se passera-t-il si le 5 réserve à son tour de mauvaises surprises ? Ce ne serait pas une première [(re)lire sur Mediacités notre enquête de novembre 2017 : « Nucléaire : le réacteur malade de la centrale du Bugey »]. Détail significatif : EDF a prévu un mois de plus pour sa visite décennale que pour celles des trois autres réacteurs. À la différence de ses homologues, « Bugey 5 » aura droit à un toilettage chimique spécial des tubes de ses générateurs de vapeur. Un décapage de la dernière chance pour prolonger la durée de vie de ce réacteur ? L’opération laisse penser aux anti-nucléaires que « les tuyaux sont bouchés » quand l’exploitant la présente comme « un nettoyage préventif » contre la corrosion.
La série noire du Bugey n’est pas sans lien avec la pandémie de Covid-19 et les confinements successifs. À la fin de l’été dernier, près de la moitié des 56 réacteurs du parc nucléaire français était à l’arrêt. A la date du 5 janvier 2021, ils sont désormais 24. EDF le confirme à demi-mots, dans son langage ultra-calibré : « La crise sanitaire a impacté le calendrier des arrêts programmés pour maintenance de un à trois mois selon les types d’arrêt ». En toute logique, l’électricien programme l’essentiel des chantiers au printemps et à l’été, quand la consommation électrique est la moins forte. Mais le coronavirus a, là aussi, tout chamboulé, en retardant le programme des grands travaux. « L’exploitant se retrouve maintenant dans un goulot d’étranglement », analyse Yves Marignac, porte-parole de NégaWatt, association qui promeut une transition énergétique « réaliste et soutenable ».
« Un effet entonnoir aggravé par la crise du Covid »
« Les arrêts pour rechargement de combustible (ceux qui demandent le moins de maintenance) prennent en moyenne 27 jours. Pendant le confinement, faute de personnel sur place, ils ont duré jusqu’à deux mois et demi. Le manque de masques au début de la pandémie et le respect des gestes barrières ont aussi allongé les temps d’intervention », témoigne Gilles Reynaud, salarié d’Orano (ex-Areva) sur le site du Tricastin et membre du syndicat Sud Énergie – Solidaires.
Pour une visite décennale, il faut en temps normal compter cinq mois. Le 18 janvier, cela fera un an que le réacteur 2 passe la sienne… « On a construit très vite un parc nucléaire surdimensionné. 80% des réacteurs ont été mis en service entre 1977 et 1987. Par manque d’anticipation et de planification, EDF se retrouve au pied du mur car tous arrivent à quarante ans d’activité. D’où cet effet entonnoir pour les travaux à réaliser que la crise du Covid n’a fait qu’aggraver », reprend Yves Marignac.
Depuis le déclenchement de l’épidémie, EDF, comme toutes les grandes entreprises, a mis en œuvre un plan de continuité d’activité. Pendant le premier confinement, les présences sur le site des salariés et prestataires étaient évaluées « quotidiennement et ajustées pour répondre à un triple objectif de préservation absolue de la sûreté, de protection des travailleurs contre le Covid et de production, dans un contexte de programme industriel très chargé », selon les mots de la direction de la communication de la centrale du Bugey.
Conséquence du télétravail parmi les agents d’EDF, des opérations de maintenance, confiées à des sous-traitants, ont été menées sans surveillance « en présentiel » de la part de l’exploitant. De quoi « nous faire craindre le pire », selon le syndicaliste Gilles Reynaud, par ailleurs président de Ma Zone contrôlée, une association qui alerte régulièrement sur les différences de conditions de travail entre sous-traitants et salariés de l’entreprise publique. Il l’a fait savoir, par courrier à l’ASN le 12 mai 2020, puis au ministère de la Transition écologique, le 12 juillet.
Courrier de Gilles Reynaud adressé à la ministre de la Transition écologique :
Le salarié d’Orano y évoque de possibles irrégularités. D’après lui, des agents EDF en télétravail ont demandé aux sous-traitants de valider des comptes-rendus d’intervention à leur place, notamment aux centrales de Chooz (Ardennes) et Cattenom (Moselle). « Les collègues interviennent sur des changements de joints, remplacent des équipements défectueux : il y a des critères très stricts imposés par les fabricants pour le serrage des pièces par exemple. Les agents d’EDF devaient s’assurer du bon déroulement de l’intervention. Comment était-ce possible depuis leur salon ? », interroge-t-il.
Courrier prémonitoire
Sans préciser quelle proportion de ses troupes étaient en télétravail, EDF affirme de son côté que « chaque fois que cela était nécessaire, les salariés EDF en charge de cette mission étaient présents sur le terrain. […] Les interventions ne nécessitant pas de présence sur site ont été assurées par les salariés équipés pour réaliser leurs missions en télétravail. »
Reste que le courrier de Gilles Reynaud, rédigé en juillet, prend une tournure étrangement prémonitoire vu la dizaine d’incidents survenus depuis la sortie du premier confinement à la centrale du Bugey : « A vrai dire, nous serons très vite fixés du niveau de qualité de ces interventions au redémarrage des installations, avec le risque d’évènements significatifs touchant à la sûreté, à l’environnement, risque d’incident (fuite/bruit anormaux/non qualité de maintenance/falsification du dossier de suivi d’intervention/malveillance…) et potentiellement des arrêts fortuits à la clé ».
Cette lettre adressée au ministère de la Transition écologique est restée sans réponse, tout comme la sollicitation de Mediacités. Dommage. D’autant que l’actuelle tenante du portefeuille, Barbara Pompili, est l’auteure d’un rapport d’enquête parlementaire sur la sûreté des installations nucléaires…
Source : Série noire à la centrale nucléaire du Bugey | Mediacités
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