En décembre 2020, vingt ans après la fermeture définitive de la centrale, le ministère de la Culture de l’Ukraine a annoncé son intention de préparer la demande d’inscription de certains objets dans la zone d’exclusion autour de Tchernobyl sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco.
Le ministère prévoyait de soumettre sa demande au printemps 2021, une façon de marquer le 35e anniversaire de l’accident, le 26 avril.
Ce projet permettrait de mettre en place un dispositif de préservation du site, mais surtout de mettre en valeur son importance historique universelle.
Sur la liste de l’Unesco
Deux sites liés au passé sombre du nucléaire figurent déjà sur la liste de l’Unesco : le Mémorial de la paix d’Hiroshima et le Site d’essais nucléaires de l’atoll de Bikini.
Le site de Tchernobyl symboliserait, lui, la longue histoire des accidents qui ont marqué l’âge de l’atome, de Kyshtym à Windscale (1957) et de Three Mile Island (1979) à Fukushima (2011), dont on a marqué le dixième anniversaire cette année.
Qui plus est, l’accident de Tchernobyl marque un moment particulier de cette histoire, à savoir le début de l’institutionnalisation de la gestion internationale des conséquences des accidents nucléaires, dont on a pu pleinement mesurer l’emprise au moment de l’accident de Fukushima.
Un ensemble restreint d’organisations
Si les origines des accidents sont le plus souvent expliquées par des facteurs liés au développement de l’industrie nucléaire et de ses instances régulatrices à l’échelle nationale, la « gestion » de leurs conséquences dépasse progressivement les frontières nationales.
À ce titre, l’accident de Tchernobyl va consacrer la monopolisation de l’autorité du savoir sur les radiations ionisantes par un ensemble restreint d’organisations – l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), la Commission internationale de radioprotection (CIPR) et le Comité scientifique des Nations unies pour l’étude des effets des rayonnements ionisants (UNSCEAR).
Par un jeu d’alliances et de cooptations, ces organisations se constituent en un ensemble monolithique sur le risque radiologique.
Renvoi à une marginalité militante
À partir de ce moment, les points de vue différents, qu’ils soient portés par des individus, scientifiques « dissidents », comme Keith Baverstock qui a dirigé le programme de radioprotection au Bureau régional de l’Organisation mondiale de la Santé pour l’Europe, ou appartenant à des organisations telles que l’International association of Physicians for the Prevention of Nuclear War (IPPNW), seront délégitimés, et renvoyés à une forme de marginalité militante.
Ce monopole se traduit par une internationalisation de la gestion de l’accident qui repose sur une série d’outils que nous nous proposons d’examiner ici. Ces outils visent à une « normalisation » de la situation post-accidentelle en dépolitisant la gestion des risques liés aux retombées radioactives.
Ils consacrent le pouvoir des experts proches des organisations nucléaires internationales de déterminer ce que sont les sacrifices acceptables en matière de santé et d’environnement.
Comme le soulignent les physiciens Bella et Roger Belbéoch :
« Loin de mettre en cause le pouvoir qu’ils se sont assuré dans la société, la catastrophe nucléaire leur permet de se constituer en un corps unifié international aux pouvoirs encore renforcés. C’est au moment où les experts scientifiques ne peuvent plus rien promettre d’autre que la gestion des catastrophes que leur pouvoir s’installe de façon inéluctable. »
À Fukushima
Ce monopole sur le savoir et la gestion de l’accident est bien présent au Japon en 2011, lors de la mise en place des mesures par les autorités japonaises, qui en se référant largement aux normes internationales, ont repoussé les contestations : l’accident était traité par les experts.
Cependant, un basculement s’opère lorsque le rapporteur de l’ONU critique sévèrement la gestion de la catastrophe par Tokyo.
Sur un tout autre plan, de nouveaux outils d’analyse proposés par les sciences sociales, comme la « production de l’ignorance », offrent un cadre d’analyse permettant d’extraire les critiques du seul registre du débat d’experts, ouvrant la voie à une repolitisation de l’accident et de ses conséquences.
Rendre gérable l’accident nucléaire
Mais, en premier lieu : comment rend-on gérable un accident nucléaire qui, comme cela a été le cas à Tchernobyl et à Fukushima, provoque de très importants rejets de particules radioactives, se propageant autour du globe et contaminant de façon durable des dizaines de milliers de kilomètres carrés ?
Plusieurs centaines de milliers de personnes ont été évacuées ou relogées de ces territoires, des centaines de milliers d’autres continuent encore aujourd’hui à y vivre dans un environnement affecté par la radioactivité.
Le « zonage », c’est-à-dire la répartition de ces territoires en plusieurs « zones » en fonction de la densité de la contamination et des mesures de protection nécessaires, a été le premier instrument qui a permis, au Japon et dans l’ex-Union soviétique, de rendre l’accident maîtrisable.
Ainsi, par exemple, la politique gouvernementale mise en place par différents acteurs au Japon a reposé sur l’établissement de zones successives au cours des jours qui ont suivi la catastrophe : zones évacuées et décontaminées avec ensuite « levée d’ordre d’évacuation », zones « difficiles pour le retour » dans lesquelles la contamination radiologique reste élevée, et zones restant interdites.
Ce dispositif de zonage mis en place par le gouvernement japonais s’inscrit dans un cadre réglementaire établi par les deux grandes institutions nucléaires internationales que sont l’AIEA et la CIPR.
Le seuil radiologique
Le dispositif repose en particulier sur le choix d’un seuil radiologique à partir duquel seront évacuées les populations.
La CIPR fixe la dose limite pour le public en temps ordinaire à 1 millisievert (mSv)/an. Depuis 2007, la CIPR autorise les autorités gouvernementales à relever ce seuil (de 1 à 20m Sv/an) en cas d’accident nucléaire.
Lorsque les autorités japonaises, tout comme les autorités soviétiques en 1986, choisissent de relever le seuil suite à l’accident, elles le justifient en termes de quasi-absence de risques sanitaires.
Au Japon, les représentants du gouvernement considèrent que le risque de développer un cancer suite à une exposition à une dose inférieure ou égale à 100mSv est si faible selon « le consensus (scientifique) international, (qu’)il est invisibilisé par les effets cancérogènes d’autres facteurs ».
Limiter les évacuations et les compensations
La sociologue et historienne des sciences Sezin Topçu montre comment ce dispositif de zonage, qui s’est imposé comme une modalité essentielle de gestion de l’accident nucléaire, est avant tout un outil permettant de limiter les évacuations et les compensations des dommages causés par l’accident, puisque leurs coûts (économiques, politiques ou sociaux) seraient prohibitifs pour l’industrie nucléaire et pour l’État.
Cette approche par l’optimisation est par ailleurs consacrée au niveau international dans les recommandations émises par l’AIEA et la CIPR.
Ainsi, dans le cas japonais, le seuil de 20 mSv/an aurait été choisi en partie pour éviter d’évacuer la région de Naka Dori et ses grandes villes : le tracé permettait de limiter les zones d’évacuation, en évitant d’évacuer les grandes villes du centre de la préfecture, dont Fukushima.
Le relèvement du seuil à 20 mSv, à peine annoncé par les autorités japonaises a été l’objet d’une large contestation, institutionnelle et associative, rouvrant ainsi la question de la dangerosité des faibles doses de radiations ionisantes.
La dénonciation de ce seuil vient en premier lieu de l’intérieur : le conseiller spécial en radioprotection du Cabinet du premier ministre, le professeur Toshiso Kosako, démissionne en larmes le 30 avril 2011 :
« Je ne peux pas accepter un tel seuil, appliqué aux bébés, enfants, et élèves des écoles primaires, pas seulement d’un point de vue universitaire, mais aussi en raison de mes valeurs humanistes. »
De nombreuses critiques
Au niveau international, la décision de relever le seuil est aussi critiquée par les deux Rapporteurs spéciaux successifs des Nations unies, Anand Grover et Baskut Tuncak. Qui plus est, les deux experts remettent en question les fondements mêmes de la radioprotection, qui reposent sur le principe ALARA : As Low as Reasonably Achievable (« aussi bas qu’il est raisonnablement possible »).
Ce « raisonnablement » indique que des critères autres que sanitaires sont pris en compte, ce que Grover critique, en se référant au « droit à la santé ». Le rapporteur précise en effet que « les recommandations de la CIPR sont basées sur le principe d’optimisation et de justification, selon lesquelles toutes les actions du gouvernement doivent maximiser les bénéfices sur le détriment. Une telle analyse risque-bénéfice n’est pas en accord avec le cadre du droit à la santé, parce qu’elle donne la priorité aux intérêts collectifs sur les droits individuels ».
Baskut Tuncak reprend les critiques de Grover dans son rapport publié en octobre 2018, en y précisant que « la décision du gouvernement japonais de multiplier par 20 ce qui est considéré comme le niveau acceptable d’exposition à la radiation est profondément troublante ».
Mieux protéger les individus
Les arguments similaires ont également été utilisés par des scientifiques biélorusses et ukrainiens qui se sont opposés, à la fin des années 1980, à la limite de dose de 35 rem (350msv) pour 70 ans de vie – une limite que les experts soviétiques de Moscou, avec le soutien des représentants de la CIPR, dont le chef du Service central de protection contre les rayonnements ionisants français Pierre Pellerin, essayaient d’imposer comme fondement de toutes les mesures d’intervention post-accidentelles.
Les chercheurs biélorusses et ukrainiens considèrent le critère de 35 rem comme inacceptable non seulement du point de vue scientifique mais également et surtout éthique.
Ils mettent en avant que dans les conditions d’incertitude de la science quant aux effets des rayonnements ionisants, il est dangereux de sous-évaluer les risques que la radioactivité représente pour les habitants des territoires affectés et considèrent que les autorités du pays ont une obligation morale de consacrer tous les moyens nécessaires à une plus grande protection des habitants des régions affectées, et en particulier aux individus les plus vulnérables.
La dangerosité des faibles doses
Les protagonistes de l’optimisation de la radioprotection dans le contexte post-accidentel insistent sur l’absence d’études prouvant des effets sanitaires importants en dessous de ces seuils.
Pendant longtemps, les arguments pour et contre ces seuils ont été abordés dans l’espace public ainsi que par les chercheurs en sciences sociales en termes de « controverses » scientifiques et médicales – opposant les scientifiques liés à la sphère nucléaire qui ont longtemps nié la dangerosité des faibles doses, à des scientifiques hors de cette sphère, considérant que ces effets étaient sous-evalués.
La question de la dangerosité des faibles doses de radioactivité est un des exemples les plus connus de telles controverses qui resurgissent régulièrement en dépit du développement des connaissances scientifiques sur ces risques.
Loin de survenir au moment de l’accident de Fukushima, elle s’inscrit dans un temps long et fait partie de « motifs » qui sont également présents dans les débats sur Tchernobyl ainsi que sur d’autres accidents nucléaires comme celui de Kyshtym, en Russie en 1957.
Des mécanismes de production d’ignorance
Plus récemment cependant, différents chercheurs en sciences sociales ont proposé d’appréhender le maintien d’une position rassurante sur ces dangers comme relevant des mécanismes de production d’ignorance.
La production d’ignorance, qui peut être aussi bien involontaire qu’intentionnelle, a été analysée initialement pour de nombreux risques, comme le tabac.
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Aborder les risques radiologiques en termes de production d’ignorance permet de rompre avec l’« exceptionnalisme » dont a longtemps bénéficié la question nucléaire, et d’inscrire les dangers des radiations ionisantes dans le champ plus large des risques sanitaires et de ses banals enjeux de pouvoir.
Minimiser la gravité
La gestion internationalisée des catastrophes nucléaires repose en fait sur différents mécanismes de production d’ignorance. Ainsi, la spécialiste en sociologie des sciences Olga Kuchinskaya décrit la « politique d’invisibilisation », qui a été menée après la catastrophe de Tchernobyl.
Elle souligne que la mise en évidence des effets des radiations ionisantes dépend de l’existence d’infrastructures matérielles – telles que des appareils de mesure, systèmes d’information et équipements –, mais aussi institutionnelles (par exemple, suivre une cohorte de personnes pour rendre visibles des effets sanitaires dépend de cette articulation entre éléments matériels et institutionnels).
Cette infrastructure est fort coûteuse et, dans le cas de Tchernobyl, n’a pas été maintenue sur la durée. Qui plus est, le bilan sur les effets des radiations a été essentiellement pris en charge par des institutions internationales alors même que les médecins et chercheurs locaux, de leur côté, mettaient en évidence un tableau complètement différent et beaucoup plus alarmant de la situation sanitaire.
Kate Brown décrit de son côté comment différentes instances internationales, et en premier lieu l’AIEA et l’OMS, se sont employées à redéfinir les effets sanitaires de Tchernobyl, à minimiser leur gravité, et ainsi à produire activement de « l’ignorance » à propos de l’impact de la catastrophe.
Cette non-connaissance a été en fait un instrument crucial qui a rendu la catastrophe « gérable » et a permis, comme le souligne Adriana Petryna, « le déploiement d’une connaissance faisant autorité, spécialement quand elle s’applique à la gestion de la population exposée ».
Le monopole des experts internationaux, jusqu’à quand ?
En remettant en cause le caractère « exceptionnel » du nucléaire et des rayonnements ionisants, ces critiques, qu’elles soient émises au sein des instances onusiennes ou par des chercheurs en sciences sociales, ouvrent la voie à un questionnement du monopole des institutions internationales nucléaires pour apprécier le risque radiologique et cadrer les politiques dites « post-accidentelles ».
Une repolitisation de la gestion des conséquences d’un accident qui fait entrer la « gestion » d’un accident nucléaire dans le cadre plus large des droits humains devient alors possible.
Lors du prochain accident nucléaire, il n’est pas certain que les citoyens acceptent que le pouvoir de ces experts internationaux « s’installe de façon inéluctable » en décidant à leur place quel est le risque acceptable.
La fin du monopole de ces experts permettrait un véritable débat sur les risques du nucléaire. Au moment où de nombreuses voix se prononcent en faveur du développement de l’énergie atomique en tant que moindre mal face au changement climatique, un tel débat devient urgent.
Christine Fassert, Socio-anthropologue, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et Tatiana Kasperski, Chercheure associée - Departement des Humanités, Universitat Pompeu Fabra
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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