Travailleur du nucléaire depuis plus de 30 dans des entreprises sous-traitantes, Gilles Reynaud connaît les risques de son métier et dénonce, avec l’aide de son association »Ma zone contrôlée », ce qu’il estime être une dérive vers le nucléaire »low cost ».
C’est ce combat pour la défense des droits des travailleurs sous-traitants, qu’il mène avec constance depuis des années, qui a incité la commission d’enquête parlementaire sur la sûreté et la sécurité nucléaires et sa rapporteur, Barbara Pompili, à l’auditionner, il y a quelques jours, à Paris. Montélimar News l’a interviewé sur cette réunion.
Montélimar News : A quel titre avez vous été sollicité?
Gilles Reynaud : Je suis le président de « Ma zone contrôlée », une association que nous avons créée suite à plusieurs incidents sur le site de Tricastin. Nous souhaitons favoriser l’échange entre les salariés des industries à risques, en particulier nucléaires, pour améliorer la sécurité des interventions, la sûreté des installations, et pour le respect de l’environnement. Je travaille dans l’industrie nucléaire depuis 32 ans, c’est donc un secteur que je connais ; actuellement je suis salarié d’ORANO DS (DS pour démantèlement et service), ex-AREVA. Je suis sur un poste fixe sur le site de Pierrelatte mais je me suis beaucoup déplacé de site en site, autrefois.
Je suis également membre de l’ANCCLI, l’organisme national qui regroupe les 37 commissions nationales d’information sur la sécurité et sûreté nucléaires, dans le collège des « personnes qualifiées ».
Je précise que j’étais accompagné pour cette audition d’Yvon Laurent, membre de Ma zone contrôlée, qui a 38 ans d’expérience dans le nucléaire et qui continue, lui, à se déplacer de site en site…
MN : Quels étaient vos objectifs ?
GR : La commission nous a adressé un questionnaire comportant 37 questions relatives à la sureté, la sécurité et la radioprotection auquel nous avons répondu avec autant de rigueur que possible. Mais bien entendu nous avions aussi un message à faire passer.
Notre combat, dans un contexte où la sous-traitance prend aujourd’hui en charge + de 80% de toute l’activité dans l’industrie nucléaire civile, est de favoriser la création d’un statut plancher spécifique à l’ensemble des travailleurs sous-traitants du nucléaire.
Nous voulions aussi exposer un problème qualitatif : la relation entre le donneur d’ordre et ses sous-traitants est viciée par le fait que l’approche du donneur d’ordre est aujourd’hui essentiellement comptable. Cette stratégie pousse l’ensemble des exploitants et certains grands groupes à la généralisation d’un nucléaire « low cost » qui nous inquiète beaucoup.
MN : Vous pouvez préciser ?
GR : Lorsqu’un marché est passé, le critère privilégié est aujourd’hui clairement le prix. EDF et les autres exploitants nucléaires ne s’intéressent que très peu aux moyens humains et techniques que l’entreprise mettra en oeuvre pour s’acquitter de sa tâche. C’est toujours le moins disant qui remporte la timbale. Mais l’entreprise sous-traitante veut tout de même gagner de l’argent, conserver son marché, voire en obtenir d’autres. Elle va donc chercher par tous les moyens à réduire le coût de sa prestation. Les recettes sont connues, bien rodées: on pressure les salariés, on mégote sur la sécurité des interventions et sur la sûreté des installations en abaissant la qualité générale du travail.
MN : Le donneur d’ordres n’est-il pas conscient de la perte de qualité qu’entraîne cette dérive?
GR : Comme je vous l’ai dit, la qualité n’est plus sa préoccupation majeure. Lorsqu’un exploitant nucléaire constate un problème avec son sous-traitant, au lieu de voir avec lui comment il peut améliorer les choses, il lui inflige une sanction pécuniaire. Le but devient simplement un moyen de faire baisser encore le coût de la prestation – toujours cette logique comptable. Dans ces conditions, le sous-traitant n’est pas incité à s’ouvrir de ses difficultés avec le donneur d’ordre. S’il y a un problème quelque part, il sera tenté de le cacher. Au détriment parfois de la sécurité du personnel mais aussi de la sûreté et donc de la population environnante – en cas de fuite à l’extérieur.
Un autre problème est la dilution des responsabilités du fait de la multiplication des niveaux de sous-traitance. On constate parfois pour certaines tâches que des entreprises interviennent en cascade jusqu’à trois niveaux de sous-traitance, avec souvent des conventions collectives différentes – et inadaptées! C’est une aberration car il est alors difficile pour le donneur d’ordres d’assurer un véritable contrôle sur l’activité qu’il sous-traite.
MN : Etes-vous satisfait de l’accueil que vous a réservé la commission? Avez-vous le sentiment d’avoir été entendu?
GR : Barbara Pompili nous a félicité pour la qualité de notre travail préparatoire. Au delà de ça, la commission nous a auditionné plus de 2 heures et quart. Je l’ai senti réceptive à nos arguments et j’ai le sentiment qu’elle partage notre point de vue.
MN : Quels sont les domaines d’intervention des sous-traitants?
GR : Le recours à la sous-traitance est massif. EDF n’assure que le pilotage des réacteurs, le déchargement, le chargement du combustible et la sécurité des sites. La sous-traitance intervient dans tous les autres domaines: la maintenance (mécanique, électrique, tuyauterie, échafaudages), le gardiennage, la logistique nucléaire, c’est-à-dire la décontamination, l’assainissement et surtout la collecte, le conditionnement et la gestion des déchets, mêmes les plus radioactifs. Enfin la sous-traitance assure également la radioprotection.
MN : En quoi est-ce problématique?
GR : Nous pensons que certains métiers, comme la radioprotection et la logistique, doivent rester de la compétence directe du donneur d’ordres, car les enjeux en termes de sécurité, sûreté et santé des travailleurs sont très importants. L’industrie nucléaire ne peut pas être considérée comme les autres activités industrielles, surtout depuis Fukushima. Je constate d’ailleurs que les personnels sous-traitants ne sont pas du tout soumis aux mêmes exigences de formation. Pour une même tâche on va exiger six mois de formation pour un agent statutaire et deux semaines seulement pour un salarié sous-traitant.
D’autre part, le compagnonnage que j’ai connu moi-même quand j’ai débuté dans ce métier n’a pratiquement plus cours aujourd’hui. Beaucoup d’agents statutaires sont devenus des surveillants, qui harcèlent les sous-traitants pour atteindre les objectifs de pénalités fixées par leur encadrement! Alors que malheureusement ils ne connaissent pas nos métiers et leurs exigences techniques, ne les ayant jamais exercés. Les conditions de travail se sont dégradées, cette relation donneur d’ordres-entreprise extérieure est d’une grande perversité. Les salariés se trouvent trop souvent livrés à eux-mêmes et s’exposent à de lourdes sanctions lorsqu’ils commettent des erreurs.
Par exemple on ne se préoccupe pas vraiment de leur santé lorsqu’ils sont victimes d’une contamination corporelle ou interne. Dans le monde de la sous-traitance, c’est toujours une faute de l’intervenant, jamais de l’organisation même de l’intervention.En sortie de zone nucléaire (appelée « zone contrôlée »), les travailleurs doivent passer devant des portiques de contrôle dont l’objet est de détecter une éventuelle contamination radioactive corporelle ou interne à l’organisme. Il s’agit d’instruments de protection qui sont devenus sources de sanctions En effet, le déclenchement de ce portique plus de 2 fois dans le mois lors d’un arrêt de tranche, par le même salarié, provoque la convocation à un entretien préalable, suivi d’un avertissement.
MN : Ce qui nous amène à la problématique de la santé, un pan important de votre réflexion.
GR : Oui car les salariés de la sous-traitance nucléaire sont à la fois les plus exposés et les moins protégés. Ils reçoivent plus de 80% de la dose collective d’irradiation subie dans l’industrie. Cette dose est contrôlée sur chaque intervenant grâce à un film et à un dosimètre électronique qu’ils portent sur eux pendant toutes les interventions en zone contrôlée. EDF et les autres exploitants s’abritent derrière une statistique moyenne. A ceux qui prennent beaucoup de doses, et qui sont principalement des salariés sous-traitants, on ajoute ceux qui en prennent beaucoup moins ou jamais. Ce résultat « moyen » en devient alors apparemment acceptable. Un moyen très simple de masquer les disparités.
MN : Il y a bien un suivi médical des salariés sous-traitants?
GR : Oui mais il est beaucoup moins rigoureux. Il y a une inégalité flagrante dans ce domaine entre les agents statutaires(1) et les salariés des entreprises sous-traitantes. Les sous-traitants n’ont droit à une visite médicale que tous les deux ans pour les catégories B et un an pour les catégories A. Sur le site de Framatome à Romans/Isère par exemple nos collègues statutaires ont eux une visite tous les six mois ! Par ailleurs, nos médecins du travail sont tous situés géographiquement à l’extérieur du site où nous intervenons, voire à des centaines de km de notre lieu de travail. Pas idéal pour faire un suivi sérieux et une efficace prévention de nos multiples expositions professionnelles !
Ce sont bien l’ensemble des salariés sous-traitants qui sont les plus exposés aujourd’hui. Alors, nous appréhendons l’avenir car il y a déjà pour certains de nos collègues des pathologies lourdes. En sera-t-il à l’identique du scandale sanitaire de l’amiante que nous connaissons aujourd’hui, pour les salariés du nucléaire demain?
MN : Quelles sont vos revendications dans le domaine de la santé?
GR : Faire reconnaître la pénibilité de nos divers métiers et nos multiples expositions professionnelles. Baisser la dosimétrie annuelle à 6Msv(2) par an pour tous est pour notre association une piste à explorer. Nous souhaitons surtout que chaque fois qu’il y a une contamination interne d’un salarié, même sans dépassement des seuils selon les normes actuelles, il y ait une déclaration automatique d’accident du travail de l’employeur à la CARSAT, sans arrêt de travail.
MN : Quel en serait l’intérêt?
GR : Actuellement, pour qu’il y ait déclaration d’accident du travail, il faut qu’il y ait une lésion constatée. Or, les radiations à un niveau faible ne provoquent aucune lésion apparente. On sait pourtant qu’elles sont susceptibles d’altérer l’ADN d’une cellule et de déclencher un processus malin dans le corps du salarié. Mais cette pathologie ne surviendra que dans 15 ou 20 ans. Sans déclaration d’accident du travail à la CARSAT(3) il est alors très difficile pour le salarié malade de faire reconnaître la responsabilité des entreprises et du donneur d’ordres. Si chaque incident en radioprotection est enregistré par la CARSAT, il sera alors beaucoup plus facile de prouver qu’il est éventuellement victime d’une maladie professionnelle.
MN : Les maladies potentielles sont-elles identifiées?
GR : Voilà encore un domaine où l’on constate d’étranges disparités ! Dans le nucléaire civil seules neuf maladies-cancers sont considérées comme pouvant résulter d’une exposition aux rayonnements ionisants (« Tableau N°6 des maladies professionnelles créé en 1986 »). Pour les victimes des essais militaires nucléaires il y en a 27, vous conviendrez que les risques d’expositions ne sont pas très différents.
En 2015, une étude épidémiologique (USA-Canada-UK-France) sur une cohorte de plus de 300.000 salariés exposés aux rayonnements ionisants (Etude INWORKS) a été faite par l’IRSN. Nous regrettons vivement que les seuls agents testés aient été exclusivement sélectionnés parmi les agents statutaires (EDF-CEA-Cogema sur la période 1958/1996). Nous savons aujourd’hui, depuis le début des années 1990, que les salariés statutaires sont les moins exposés aux radiations. C’est pourquoi nous souhaitons l’élargissement et la mise à jour de la liste des maladies professionnelles, ainsi qu’un suivi « post-professionnel » étroit de tous les salariés au cours de leur retraite.
Enfin nous demandons que tous les salariés de la filière aient un suivi médical identique. Il est urgent pour notre association de mettre un terme définitif à cet apartheid social sournoisement organisé, synonyme d’une industrie LOW-COST.
Entretien réalisé par Patrice Lemitre
A noter : l’ensemble des auditions a été enregistré et mis à disposition sur le site de l’Assemblée Nationale.. A droite de la fenêtre vidéo se trouvent les différentes interventions. Celle de Gilles Reynaud – et de son collègue Yvon Laurent – se trouvent vers la fin.
(1)EDF, Framatome et CEA
(2)Le millisievert est une unité de mesure de l’exposition aux rayonnements ionisants, qu’ils soient d’origine radioactive ou d’autres sources, tels les rayons X utilisés en imagerie médicale.
(3)Caisse d’assurance retraite et de la santé au travail
Source : -les-exploitants-nucleaires-ont-externalise-le-risque-sanitaire-et-social-