« Les centrales nucléaires accumulent des risques qu’EDF anticipe mal et sous-estime largement »

    Enquête dans les centrales nucléaires EDF, où les travailleurs expriment leur inquiétudes sur la manière dont sera assurée la sûreté face au risque d’accident grave, dans le futur.

    Source : « Les centrales nucléaires accumulent des risques qu’EDF anticipe mal et sous-estime largement »

    Nolwenn Weiler

    « Au début, tout le monde avait un bon socle de formation, explique Daniel, qui a longtemps travaillé au service conduite d’une des centrales nucléaires les moins vieilles de France [1]. Tous les gens qui travaillaient avec nous, même les prestataires, avaient une bonne culture sûreté ». Pour Daniel, comme pour nombre de ses collègues, cette « culture sûreté » passe par une bonne connaissance de l’installation, par des travailleurs conscients d’évoluer sur un site industriel potentiellement très dangereux.

    « On accumule les travaux non faits. La tranche nucléaire, elle vieillit et on se retrouve avec des circuits qui fonctionnent avec des fuites »

    « Avec le temps, cela s’est dégradé, ajoute Daniel. Aujourd’hui, nous sommes à peu près 800 employés et beaucoup, parmi nous, ne connaissent pas le process. Ils sont complètement à l’écart du fonctionnement de la centrale. » La question de la sûreté des centrales nucléaires se pose encore plus crûment depuis qu’Emmanuel Macron envisage non seulement la prolongation du parc, mais aussi la construction de nouveaux réacteurs.

    La sous-traitance s’étend et les agents EDF quittent peu à peu le terrain pour devenir surveillants d’activité. Les plus anciens s’appuient sur leur expérience mais les plus jeunes arrivent à des postes de surveillance sans avoir « pratiqué » l’installation. Ce cloisonnement complique la tâche de ceux qui sont sur le terrain et réduit les possibilités de se transmettre des connaissances et savoir-faire. Ce n’est pas sans poser problème. « Rien ne peut remplacer la mémoire vivante du travail réel, alerte Annie Thébaud-Mony, sociologue, directrice de recherche à l’Inserm, qui a mené une longue enquête de terrain auprès des sous-traitants du nucléaire. Cette mémoire, dans les centrales, elle est en train de disparaître, au fur et à mesure que les plus anciens partent à la retraite. »

    Des agents EDF déconnectés du terrain

    Laurent, agent de conduite pendant trente ans, partage ses inquiétudes. « L’autre jour, j’étais en formation. C’est moi qui ai appris aux formateurs qu’on avait un type de vannes qui fonctionnait différemment des autres. C’est de la faute à personne. Mais c’est juste que cela a été oublié, pas transmis, donc perdu. Pourtant, en cas de pépin, ça peut être utile de savoir s’en servir, de ces vannes. »

    Au-delà de cette scission entre le terrain et l’encadrement, les travailleurs les plus anciens dénoncent l’inflation de procédures qui s’est invitée dans les centrales. Mise en place pour sécuriser le process de production, la formalisation du travail s’appuie sur des documents écrits constitués de check-lists, elles-mêmes basées sur des retours d’expérience. Le secteur nucléaire n’est pas le seul à y avoir recours. Les industries aéronautique et ferroviaire s’y conforment aussi. « On a besoin de procédures et de formalisation dans les industries à risques, évidemment, approuve Laurent. Mais à un moment donné, chez nous, cela a dérapé. C’est devenu excessif et trop déconnecté du terrain. »

    Travail prescrit vs travail réel

    Dans le nucléaire comme ailleurs, « ce type de formalisation, qui sert aussi à assurer une traçabilité des actions, éloigne petit à petit les gens du travail, observe Nicolas Spire, sociologue du travail, qui a réalisé plusieurs expertises dans les centrales nucléaires, notamment suite à des accidents de type industriel, comme la chute d’un générateur de vapeur à Paluel, en Normandie. Sur le terrain, les gens se débrouillent comme ils peuvent pour réaliser les activités avec une maîtrise des risques parfois incertaine. » Il cite l’exemple des « pré-job briefings », préalables à toute activité industrielle. « Ce sont des moments où l’on se parle pour se dire ce que l’on va faire. On décrit les risques, les points sur lesquels il faut se concentrer, les équipements qu’il faut porter, la façon dont il faut travailler. » Que fait un agent EDF, en centrale nucléaire, pour s’assurer que cette étape essentielle n’a pas été oubliée ? Il vérifie …. qu’elle a bien eu lieu, et que la case peut être cochée, sans nécessairement savoir ce qui s’y est réellement dit.

    « Parfois, on passe en vitesse près des tuyaux parce qu’on a peur qu’un nous pète à la figure ; et de ne pas rentrer chez nous le soir »

    « Les gars se réunissent, ils se disent : « oh les gars vous connaissez bien le boulot ? On y va, on le fait, c’est bon ? parce que là on est speed ce matin », décrit Nicolas Spire. Les autres répondent : « Oui, c’est bon on y va ! » Et ils disent à l’agent EDF : c’est bon, on a fait le pré-job. Pour l’organisation, tout est bien, le pré-job briefing a eu lieu. L’agent EDF peut cocher la case. » Mais si un accident survient, et que des experts comme Nicolas Spire se penchent réellement sur cette étape du pré-job, ils se rendent comptent que, dans la réalité, rien n’a eu lieu. « Les travailleurs ne se sont rien dit, un type est parti tout seul faire telle ou telle activité sans savoir vraiment ce qu’il devait faire et les choses ne se sont pas tout à fait passées comme prévues… » Pour le sociologue, cette logique de normalisation et de formalisation des enjeux de sécurité suscite non seulement de la défiance entre l’encadrement et le terrain, mais elle peut en plus fragiliser la sécurité.

    Quand les impératifs financiers empêchent le « bon boulot »

    À ces organisations de travail délétères, s’ajoutent des obligations d’économies. Pour les travailleurs, elles sont intervenues à partir des années 1990, quand EDF est partie à la conquête des marchés internationaux. La privatisation partielle de l’entreprise, en 2004, n’a fait que renforcer cette dynamique, que beaucoup d’agents réprouvent. « Je suis entré à EDF parce que c’était un service public, retrace Laurent Pain, qui a longtemps travaillé à la centrale de Paluel en Normandie. L’important, pour moi, c’était d’apporter de l’électricité à tout le monde, à un tarif unique. Là, on a clairement changé de projet. »

    La philosophe et sociologue Anne Salmon, qui a mené une longue enquête auprès des travailleurs des industries électrique et gazière, a pu constaté cet attachement moindre à l’entreprise, le désintéressement qui peut s’en suivre, et des conséquences que cela engendre sur la qualité du travail. « On avait un comportement éthique parce qu’il y avait des valeurs de l’entreprise auxquelles on adhérait », lui ont rapporté des travailleurs. « L’agent EDF qui vraiment travaillait pour sa boutique, c’était son circuit, sa vanne, son clapet. S’il faisait une boulette, il le disait parce qu’il savait que cela entraînerait des problèmes dans le fonctionnement du circuit » [2].

    « À EDF, on s’est mis à parler de maintenance conditionnelle avec un pourcentage annuel de diminution du coût de la maintenance, intervient Annie Thébaud-Mony. On est passé, par exemple, d’un contrôle de toutes les vannes à un contrôle d’une vanne sur dix. » La durée des arrêts de tranche, ces moments où le réacteur est mis à l’arrêt pour rechargement du combustible et travaux d’entretien divers, a été réduite. « Plus la centrale produit d’électricité, plus elle rapporte. Il faut donc l’arrêter le moins longtemps possible, explique Philippe Billard, ancien sous-traitant du secteur nucléaire. Quand je suis arrivé à la centrale de Paluel en 1985, les arrêts duraient de 40 à 50 jours en moyenne. Pour les plus longs, c’était 90 jours. Là, on est descendu à moins de 30 jours. Sachant qu’un jour sans production d’électricité coûte un million d’euros, si on passe de 60 jours à 30, on a gagné 30 millions. »

    Jérôme, un agent EDF qui travaille en centrale depuis 20 ans approuve : « Ce qui prime aujourd’hui, c’est la disponibilité sur le réseau et ça passe souvent avant la maintenance. Le grand mot de la période c’est « sera fait au prochain arrêt ». On accumule les travaux non faits. La tranche, elle vieillit et on se retrouve avec des circuits qui fonctionnent avec des fuites. »

    « Même si le matériel est très robuste à la base, on sait bien que c’est l’accumulation de petites bêtises qui conduisent à l’accident »

    Les premiers à pâtir de cette situation sont évidemment ceux qui travaillent. « On prend des risques, juge Pascal, ancien agent de terrain. En salle des machines, on est obligés de passer près de réchauffeurs haute pression fuyards, d’où s’évapore de l’eau chaude, avec un risque de se faire ébouillanter. » « Parfois, on passe en vitesse près des tuyaux parce qu’on a peur qu’un nous pète à la figure ; et de ne pas rentrer chez nous le soir », décrit Jérôme. « On arrive aujourd’hui à l’obsolescence du matériel, remarque Daniel. Mais on ne peut pas forcément le remplacer car la plupart des entreprises qui fabriquaient le matériel ont disparu. »

    « En ne faisant plus de maintenance lourde, on a tué tous nos fournisseurs de pièces détachées, explique Laurent. Comme on a arrêté de leur commander des pièces, ils ont cessé la production et ont perdu leurs compétences pour les produire puis les installer. » « Sur les pompes, qui sont des pièces de plusieurs tonnes, il n’y a quasiment pas de stock, illustre un ingénieur mécanique, travaillant en centrale depuis 12 ans. On nous demande donc de reporter la maintenance préventive pour garder cette pièce au cas où il y aurait vraiment un problème. Mon métier normalement, c’est d’optimiser la maintenance. Mais 50 % de mon temps est en fait occupé à justifier que l’on peut continuer à utiliser le matériel sans maintenance. »

    Le circuit primaire reste sûr, jusqu’à quand ?

    « Le circuit primaire [à même de pouvoir provoquer un accident nucléaire grave, ndlr] reste sanctuarisé, insistent les travailleurs mais le mauvais état du circuit secondaire pose néanmoins problème. » Pour expliquer ce lien entre les deux types de circuits, Laurent fait une analogie automobile : « Ma voiture a brillamment passé le contrôle technique parce que les freins fonctionnent, les amortisseurs sont en bon état, les pneus pas usés et les phares ok, mais j’ai une vitre à moitié ouverte en permanence, un siège défoncé et une visibilité réduite et, en plus, mille personnes autour de moi qui me parlent en permanence parce qu’ils ont plein de problèmes. Résultat : je ne suis plus à 100 % sur la sécurité routière. » Dans les centrales, les problèmes de corrosion, de fuites ou de dysfonctionnements divers sur le circuit secondaire détournent l’attention et l’énergie des agents qui surveillent le cœur de l’installation.

    « Tout ce qui relève de la sûreté et de la protection des installations reste très encadré, et donc moins volontiers exposé à des situations graves et au risque d’accident, tient à préciser Nicolas Spire. Mais nous sommes dans des usines qui accumulent un tas de risques industriels qu’EDF anticipe mal et sous-estime très largement, comme le risque incendie, ou les risques liés aux opérations de levage. Connaissant les logiques de sous-traitance à l’œuvre, il n’est pas du tout interdit de penser qu’un accident de type industriel dans une situation supposément protégée en matière de sûreté peut, avec une réaction en chaîne, déboucher sur des situations qui deviennent un vrai danger pour la sûreté. »

    Les marges pour éviter un tel enchaînement d’erreurs et de dysfonctionnements « sont extrêmement confortables », confirme l’ingénieur mécanique en charge de la maintenance. « Nos centrales ont été construites à grand frais. Dans le doute, on a ajouté quelques tonnes d’acier et de béton. Mais ce n’est pas une raison pour réduire ces marges. Même si le matériel est très robuste à la base, on sait bien que c’est l’accumulation de petites bêtises qui conduisent à l’accident. Plus on a des gens incompétents, moins on met d’argent sur des pièces de rechange, plus on complique la vie de ceux qui veulent bien faire. Et plus on accroît le risque d’accumuler des petites erreurs pouvant amener à des bêtises plus graves. »

    Le déni de la catastrophe

    L’enchaînement de dysfonctionnements organisationnels est ce qui effraie le plus les travailleurs du secteur qui se penchent un peu sur le risque de catastrophe. IIs ne sont pas si nombreux à le faire. « La question de la catastrophe est à la fois omniprésente par les règles qu’elle impose et en même temps très absente des débats et des échanges que l’on peut avoir avec les gens sur le terrain, constate Nicolas Spire. Il y a presque une forme de tabou, de déni sur ces questions. C’est quelque chose dont on ne parle pas, tellement on est sûr que cela n’arrivera pas. Un agent qui entre à la conduite aujourd’hui, il n’entre pas avec l’idée que la centrale pourrait connaître une catastrophe. Il entre avec l’idée qu’à EDF il n’y a pas de catastrophe nucléaire. »

    « J’ai l’impression que je suis avec des gens qui, quand il y a un problème, n’imaginent jamais le pire, soupire Daniel. Ils sont toujours là à dire ça va le faire. Non, ça ne le fait pas. C’est quelque chose qui m’inquiète grandement. Dans l’organisation actuelle, je ne sais plus sur qui je pourrais compter en cas de problème. »

    L’éclatement des collectifs de travail, par la sous-traitance en cascade et un encadrement de plus en plus lointain, fragilise les individus et entrave leur capacité à prendre des décisions. « Pour fonctionner, on a besoin d’une cohésion interne, rappelle Anne Salmon. À partir du moment où vous travaillez dans un collectif, que vous connaissez la manière de fonctionner et de travailler de vos collègues, il y a des rapports de confiance qui se créent et qui sont d’une extrême importance, surtout dans le milieu nucléaire. »

    Quand est survenu l’accident de Fukushima, en mars 2011, c’est sur ses vieux collègues très aguerris que le directeur de la centrale a choisi de s’appuyer pour gérer la catastrophe. « Ce qui est important, a-t-il expliqué à la commission d’enquête, c’est de savoir combien de personnes sont capables de concevoir les choses dans leur ensemble, et si elles sont dans une situation qui leur permet d’agir » [3]

    À la lecture de ce témoignage, Laurent acquiesce : « Pour prendre une décision collective, il faut que les gens se connaissent, qu’ils sachent où en sont leurs collègues en termes de connaissances et de compétences. Sans cela, personne ne voudra endosser la responsabilité d’une catastrophe nucléaire. Personne. » Et donc personne ne prendra d’initiative, potentiellement salvatrice, en cas d’imprévu.

    Nolwenn Weiler

    Photo de Une : © Laurent Guizard

      2 comments for “« Les centrales nucléaires accumulent des risques qu’EDF anticipe mal et sous-estime largement »

      1. little boloss
        24 juillet 2022 at 7h15

        c’est quand on croit pas ou plus aux risques d’accident qu’un rafraîchissement de la mémoire intervient généralement !

        enjoy

      2. big boss
        17 juillet 2022 at 20h58

        mais enfin quelle insolence ! Ils vous disent que c’est les meilleurs alors croyez les (asn, gouvernement, …).

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