Le nucléaire low cost en procès aux prud’hommes…

    A-t-on le droit de d’alerter sur les conditions de travail des forçats du nucléaire quand on y travaille soi-même ? Oui, revendique Gilles Reynaud, technicien du nucléaire et président de l’association Ma zone contrôlée. Non, estime Orano, qui a mis à pied ce salarié. Le procès qui se tient mercredi 17 mars est aussi l’occasion de mettre en débat les risques de la sous-traitance dans le nucléaire.

    Industrie mortifère qui s’est imposée sans concertation démocratique ni débat public, le nucléaire aime le silence et la discrétion. Pas sûr qu’il goûte au procès qui se déroule, mercredi 17 mars, au conseil de prud’hommes de Nanterre. Gilles Reynaud, un travailleur du nucléaire, y conteste cinq jours de mise à pied. Une sanction intervenue après que ce salarié d’Orano Démantèlement et Services (une filiale d’Orano, ex-Areva) a été entendu, le 17 mai 2018, par la commission d’enquête parlementaire pour l’amélioration de la sûreté et la sécurité des installations nucléaires. Une commission dont la rapporteuse était Barbara Pompili, désormais ministre de la Transition écologique. Pourquoi lui ? « Parce que je suis président de l’association Ma Zone Contrôlée (MZC) et que je tiens un blog sur les conditions de travail et les risques qu’encourent les travailleurs du nucléaire. Avec un collègue d’une autre société sous-traitante, on a parlé des nombreux problèmes de ces travailleurs, du dumping social que se font ces boîtes, bref du nucléaire low cost dont peu de personnes sont au courant. »

    Orano communique, les sous-traitants triment

    Développée dans les années 1990, la sous-traitance dans le nucléaire est depuis devenue majoritaire. « Ça a été un choix stratégique de la maison mère. Orano est le fabriquant, l’exploitant et le communiquant du nucléaire. Mais l’essentiel du travail de maintenance sur site, ce sont les entreprises sous-traitantes qui l’assurent. »

    Quelque 2600 entreprises privées apportent leurs services à EDF, Orano ou le CEA. Et près de 160 000 salariés y triment avec des conventions collectives plus fantasques les unes que les autres. « Selon que l’on travaille pour des filiales de Vinci, Bouygues ou Onet, on peut dépendre d’une convention collective du BTP, de bureau d’étude ou du nettoyage », note Gilles Reynaud. Avec les droits – et le salaire – qui s’y rattachent. « Notre boulot, ce n’est pas d’essuyer de la poussière. C’est d’être au contact de la radioactivité, de l’amiante, de produits chimiques dangereux, de manier des outils vibrants qui, à la longue, entraînent des troubles musculosquelettiques », liste celui qui est tout autant militant syndical (Sud énergie) que politique (La France Insoumise).

    Surtout, il dénonce la mise en concurrence qui tire les conditions sociales vers le bas, encourageant le moins-disant social. Une situation plus que critique au regard du secteur hypersensible que sont la sûreté et la sécurité des centrales nucléaires. « Les relations entre le donneur d’ordre qu’est Orano et ses sous-traitants sont perverses. Ces sociétés veulent toutes décrocher les contrats. Or, ne pas avoir d’accidents du travail ou d’arrêts maladies fait partie des évaluations positives pour se voir attribuer des marchés », explique Gilles Reynaud qui raconte aussi le parcours du combattant quand des salariés atteints de cancers tentent de les faire reconnaître comme maladies professionnelles.

    Après plus de deux heures d’audition sous serment, Gilles Reynaud reprend son travail dans le nucléaire comme il le fait depuis 33 ans. « Très vite, ma direction m’a reproché ce que j’avais dit ce jour-là. Pas par écrit bien sûr, en off. On m’a dit : « Gilles, tu es en train de bousiller notre business. » »

    Pourtant, la très longue lettre d’Orano DS actant la sanction disciplinaire (et que Charlie Hebdo a pu consulter) ne fait pas explicitement mention du témoignage devant la commission d’enquête parlementaire. Par contre, il est reproché à Gilles Reynaud un tas de propos critiques à l’encontre d’Orano. Dans le tas, reconnaissons que tous ne sont pas très heureux ni très nuancés. Ce qui permet à l’employeur de s’indigner du « comportement dénigrant, péjoratif et contraire à l’obligation de loyauté » de Gilles Reynaud sur les réseaux sociaux Twitter et Facebook et sur son blog Ma Zone Contrôlée. Un comportement général qui, selon l’énergéticien, aurait causé de « graves nuisances » à l’entreprise.

    Lanceur d’alerte versus Yellow ambassadeurs ?

    Mais le hic pour Orano, c’est que la plupart des écrits incriminés sur les réseaux sociaux ou sur le blog MZC datent de 2017. Ils sont par conséquents déjà prescrits lorsque tombe la mise à pied disciplinaire. « Orano n’est pas stupide. L’entreprise sait qu’elle ne peut pas punir un salarié qui est entendu dans le cadre d’une commission d’enquête parlementaire, mais l’audition de mon client a bien été la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Il n’y a qu’à noter la concordance de temps entre la date d’audition mi-mai et la sanction mi-juin pour comprendre que Gilles Reynaud est puni parce qu’il est un lanceur d’alerte », estime Me Cyril Cambon, l’avocat du salarié. Son client, il est vrai, est l’un des rares à oser prendre la parole dans un univers professionnel où l’on n’est guère bavard. Encore que depuis quelques temps, les « Yellow ambassadeurs s’agitent sur l’intranet de la société », raconte Gilles Reynaud. Ces Yellow ambassadeurs, majoritairement des managers, traquent tous propos critiques sur le nucléaire et portent partout sur le Net la bonne parole d’Orano.

    Des Yellow, autrement dit des « jaunes ». Une couleur qui parle dans le monde du travail, puisqu’elle est assimilée à la doxa patronale. La voix de son maître en quelque sorte. Tout le contraire de Gilles Reynaud qui entend être un salarié libre d’exprimer ses opinions syndicales et politiques à l’extérieur de l’entreprise. En cela, le procès, qui se tient mercredi 17 mars devant le conseil des prud’hommes de Nanterre, est plus qu’une simple affaire de droit social entre un salarié et son employeur. Il est aussi celui de la liberté d’expression sur un sujet plus que sensible et qui concerne tout le monde : les risques d’accidents nucléaires en France. ●

     

    Source : https://charliehebdo.fr/2021/03/societe/le-nucleaire-low-cost-en-proces-aux-prudhommes/

     

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