Éolien, solaire et autres renouvelables… L’électricien doit annoncer ce mardi un plan de transition énergétique et lâcher du lest en acceptant de fermer ses plus vieilles centrales d’ici à 2035. Mais il espère en retour que l’Etat donne son feu vert à de nouveaux réacteurs après celui de Flamanville.
EDF joue au gentil géant vert pour bunkériser son nucléaire. Ce mardi, le PDG du groupe, Jean-Bernard Lévy, doit dévoiler un plan destiné à «accélérer les grandes transformations technologiques et industrielles en faveur de la transition énergétique». Des annonces qui suivront celle du «grand plan solaire» promis fin 2017 par l’électricien et visant à installer 30 GW de photovoltaïque en France entre 2020 et 2035 (contre 1,8 GW aujourd’hui). Alors que s’est ouvert le 19 mars le débat public sur la programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE), cette vertueuse offensive ne doit rien au hasard. La PPE doit déterminer la part de l’éolien, du solaire et autres renouvelables dans notre mix électrique d’ici à 2023. Et, au-delà, tracer une trajectoire énergétique pour les quinze ans à venir. La place du nucléaire, sujet qui fâche, n’est pas ouvertement évoquée dans ce débat. Au grand dam des partisans de la fermeture des centrales, qui craignent un coup de Jarnac. Et, de fait, le «lobby» est bien décidé à se défendre façon Stalingrad.
Le gotha français de l’atome s’était ainsi donné rendez-vous le 15 mars dans le cadre discret de La Chesnaie du Roy, au Parc floral de Vincennes. Une armada de 300 costumes (et quelques tailleurs) gris invités par la Société française d’énergie nucléaire (Sfen) autour d’un thème à faire verdir de rage un militant de Greenpeace : «l’usine nucléaire du futur». Au menu, des projets de réacteurs de demain, du mini-«SMR» (Small Modular Reactor) de 150 MW à d’hypothétiques prototypes à neutrons rapides ou à fusion… Mais à cette convention de la grande confrérie de l’uranium, tous les cadres d’EDF, Framatome, Orano (ex-Areva) et du Commissariat à l’énergie atomique (CEA) n’avaient qu’une idée en tête : sauver l’EPR d’aujourd’hui.
Promesse intenable
EDF à Flamanville, dans la Manche, tout comme Areva à Olkiluoto, en Finlande, ont eu bien du mal à construire ce réacteur à eau pressurisée de 1650 MW. Les deux chantiers ont tourné au cauchemar et vu leurs coûts tripler à plus de 10 milliards d’euros. Le nouveau fleuron du nucléaire français a ainsi viré à la catastrophe industrielle. Et Areva et EDF n’ont dû leur salut qu’à l’intervention de l’Etat actionnaire : entre 2015 et 2017, les deux groupes ont été recapitalisés à hauteur, respectivement, de 5 et 4 milliards d’euros. Alors ce fameux EPR, qui doit entrer en service à Flamanville fin 2018 avec six ans de retard, a-t-il encore un avenir dans un monde post-Fukushima qui met le turbo sur les énergies renouvelables ? A la tribune de la Sfen, le directeur des nouveaux projets nucléaires d’EDF, Xavier Ursat, s’est chargé de rappeler ce qui se joue actuellement pour la filière et ses 220 000 salariés : «C’est un momentum très important pour notre futur à tous. Il s’agit de défendre et promouvoir la place du nucléaire, il faut démontrer sa compétitivité dans la durée par rapport aux énergies renouvelables.» Et ce solide polytechnicien de marteler : «Nous devons rompre avec l’image d’un nucléaire figé, montrer au contraire l’image d’un nucléaire qui bouge, qui innove et prépare le futur avec de la R & D [recherche et développement] et de nouveaux projets.» L’année 2018 sera charnière pour le nucléaire hexagonal. Elle verra la fermeture définitive des deux réacteurs de Fessenheim, la plus vieille centrale française (40 ans d’âge), sur le grand canal d’Alsace. Et, si tout va bien, la mise en service coordonnée du fameux EPR de Flamanville. Ce chassé-croisé permettra à EDF de maintenir son niveau de production électro-nucléaire à son plafond actuel de 63 GW. L’objectif du groupe est clair : sanctuariser pour des années encore un parc existant de cinquante-huit réacteurs, quitte à donner des gages dans les énergies renouvelables (ENR).
Le camp de l’atome, qui vante la supériorité de son énergie prométhéenne, illimitée et toujours disponible, sur les ENR, intermittentes et au faible rendement, a déjà remporté une première manche. Le gouvernement vient de renvoyer à 2035 les objectifs de la loi sur la transition énergétique, qui prévoyait de réduire de 75 % à 50 % la part du nucléaire dans la production d’électricité française d’ici à 2025. La promesse figurait pourtant dans le programme d’Emmanuel Macron. Mais elle était intenable en l’état actuel du développement des ENR en France : en 2017, selon l’entreprise RTE, les éoliennes et panneaux solaires ont respectivement couvert seulement 5 % et 2 % de l’électricité consommée en France. Avec l’hydraulique, les ENR arrivent péniblement à 18,4 % (quand l’Allemagne ou le Danemark sont entre 40 % et 50 %). La mort dans l’âme, le ministre de la Transition écologique, Nicolas Hulot, a donc annoncé le 7 novembre qu’il serait «difficile» de tenir l’objectif des 50 % : «Je préfère le réalisme et la sincérité à la mystification», a-t-il expliqué, essuyant le feu des critiques de ses amis.
Une victoire pour les nucléocrates, qui tentent aujourd’hui de jouer le coup suivant. Leur pari est double. Après la mise à la retraite des deux réacteurs de 900 MW de Fessenheim, il s’agit d’en fermer le minimum : selon BFM Business, le scénario poussé par EDF et privilégié par le gouvernement prévoirait de n’arrêter que neuf réacteurs supplémentaires sur cinquante-huit d’ici à 2035. Ainsi, après avoir obtenu de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) l’autorisation de prolonger de quarante à cinquante ans la durée de vie de ses centrales, l’électricien consentirait à fermer les plus anciennes : Tricastin, Bugey, Blayais ou Dampierre… EDF espère en échange obtenir la possibilité de construire les EPR, qui prendraient le relais à l’horizon 2030. Et maintenir ainsi le règne de l’atome en France.
Mais encore faut-il convaincre Emmanuel Macron de donner son feu vert à un ou deux EPR avant la fin de son mandat. Car le chef de l’Etat a gardé un souvenir cuisant des épisodes précédents : quand il était ministre de l’Economie, entre 2014 et 2016, c’est lui qui a piloté le sauvetage financier d’une «équipe de France du nucléaire» en déroute. Mi-février, lors d’une rencontre avec des journalistes, le Président s’est montré assez normand sur la question de savoir s’il fallait ou non construire de nouveaux EPR en France : «Il n’y a pas de tabou sur le sujet et donc je n’exclus pas l’option, mais je ne suis pas en situation de vous dire si ce sera à court terme, à moyen terme, à long terme ou si c’est à exclure.» Emmanuel Macron attend en particulier l’avis de l’ASN sur la prolongation des vieux réacteurs actuels. Si le gendarme du nucléaire décide d’en fermer quelques-uns, il sera peut-être plus enclin à lâcher du lest à EDF pour de nouveaux EPR en France. Mais vu le passif, l’électricien va devoir se montrer très convaincant.
Cela tombe bien, la Sfen a présenté le 21 mars une jolie note sur les «coûts de production du nouveau nucléaire» : la «société savante» des atomistes y promet un EPR-NM (nouveau modèle) 30 % moins cher à construire qu’à Flamanville. La conception du réacteur serait simplifiée avec l’abandon de la double enceinte de confinement et trois systèmes de secours au lieu de quatre… Si l’ASN estime que cela ne remet pas en cause la sûreté. «Effet de paire» aidant, le deuxième réacteur construit sur un même site reviendrait aussi 15 % moins cher que le premier. Le nouvel EPR coûterait ainsi 6 à 7 milliards d’euros pièce, contre 10,5 milliards pour la tête de série de Flamanville. La déléguée générale de la Sfen, Valérie Faudon, estime ces gains suffisants pour que la France «se décide d’ici à 2020 à construire trois à quatre paires d’EPR, soit six à huit réacteurs, si l’on veut éviter une rupture de charge dans l’approvisionnement électrique après 2030». Mais EDF, qui remettra mi-avril au gouvernement son «cahier d’acteur» dans le cadre de la PPE, serait déjà heureux s’il obtenait deux EPR.
«Folie»
Chez Greenpeace, on a sorti la calculette : «Huit EPR, cela coûtera au bas mot 32 milliards d’euros, et encore si tout se passe bien. EDF, qui doit déjà faire face à un mur d’investissement de 16 milliards par an, est totalement incapable d’absorber le choc sans l’aide du contribuable», pointe Florence de Bonnafos. Spécialiste des questions financières au sein de l’ONG, elle s’est même amusée à totaliser ce que coûterait le renouvellement de l’ensemble du parc nucléaire français d’ici à 2040 : «Il faudrait 39 réacteurs EPR pour fournir 63 GW et cela coûterait 240 milliards minimum, une folie.» On n’en est pas là. Mais la Sfen a les mêmes chiffres. Et plaide désormais ouvertement pour «un partage des risques» entre le porteur du projet et l’Etat, arguant que «le nouveau nucléaire» est le meilleur atout pour lutter contre les émissions de CO2. Et, de fait, EDF ne cache pas qu’il aura besoin de la puissance publique sur ce coup-là : le groupe ne construira de nouveaux réacteurs nucléaires en France que s’il bénéficie d’une «régulation adaptée avec une garantie de recettes», a déclaré fin décembre son PDG, Jean-Bernard Lévy, à Ouest-France. Autrement dit, comme outre-Manche, où EDF construit deux EPR à Hinkley Point, mais non sans avoir obtenu du gouvernement britannique un «contract for difference» : un tarif garanti de rachat par l’Etat de l’électricité de 92,5 livres (106 euros) par mégawatt/heure pendant trente-cinq ans ! A ce niveau-là, on est presque au triple du prix du nucléaire amorti vanté par EDF ces dernières années (en omettant le coût final de la gestion des déchets radioactifs). Et à plus du double des prix de l’éolien et du solaire qui sont devenus compétitifs, passant dans de nombreux pays sous la barre symbolique des 50 euros le MWh. Mais EDF explique que les prix de marché de l’électricité, qui ont fortement baissé, ne suffisent plus à rémunérer la construction de ces gros objets industriels. Jean-Bernard Lévy plaide ainsi pour que «toutes les sources d’énergie, nucléaire et renouvelable, bénéficient de la même visibilité sur le prix de vente». Soit un tarif de rachat garanti. Mignon, quand on sait comment les pronucléaires ont tapé pendant des années sur les énergies renouvelables subventionnées.
In fine, c’est bien Macron qui arbitrera ce dossier régalien, balance politique et calculette en main. La chargée de campagne climat énergie chez Greenpeace, Alix Mazounie, veut croire que le chef de l’Etat ne cédera pas aux sirènes nucléaires : «C’est un banquier et un pragmatique, il a besoin d’être convaincu de la viabilité du financement et du retour sur investissement des EPR, il sait que les caisses d’EDF sont vides et qu’il y a un gros risque pour les finances publiques.» Le journaliste Thierry Gadault, auteur du livre-enquête Nucléaire, danger immédiat (Flammarion), est moins optimiste : «Toutes les couches politico-administratives de l’Etat sont nucléaires. Nous sommes dans un Etat nucléaire, la décision sur les EPR sera prise dans l’intérêt de l’industrie nucléaire.» Et il se trouve que la France a besoin d’une vitrine. Après les deux EPR construits par les Chinois à Taishan, EDF veut ainsi en vendre six autres à l’Inde pour son mégaprojet nucléaire de Jaitapur. Et Areva espère fourguer à la Chine une copie de La Hague (Manche), usine de retraitement de déchets radioactifs. Deux projets se chiffrant en dizaines de milliards d’euros qu’est venu vendre avec enthousiasme Macron à Pékin et New Delhi, en bon «VRP» de l’atome français.
Source : Nucléaire : EDF veut sauver le soldat EPR – Libération