Quand les médecins du travail sont sur le banc des accusés

    Article proposé par Marianne Rey pour l’Express-Entreprise

    Des entreprises portent plainte contre les médecins qui relient les pathologies des salariés à leur travail.

    Dresser un lien entre la santé dégradée d’un salarié et son environnement professionnel ? Voilà qui peut se révéler périlleux. Ce 11 avril, dans le 17e arrondissement parisien, le docteur Karine Djemil passait en appel devant la chambre disciplinaire nationale de l’Ordre des médecins. En première instance, cette médecin du travail a été condamnée à six mois d’interdiction d’exercice. Son forfait : avoir déclaré inapte des salariées, s’estimant victimes de harcèlement moral et sexuel, puis leur avoir fourni une copie de leur dossier médical. Dossier dont elles se sont ensuite servi pour poursuivre leur employeur en justice.

    Elle n’est pas le premier praticien à se retrouver jugée par ses pairs, en raison de plaintes… d’employeurs. Le mécanisme est en effet toujours le même. Un salarié, engagé dans une procédure aux prud’hommes, au pénal, ou devant le tribunal des affaires de sécurité sociale, produit devant les juges des certificats, des études de poste ou des courriers émanant de son médecin du travail, de son généraliste ou de son psychiatre. L’entreprise, pour se dédouaner, saisit alors l’Ordre, au motif que, dans ses écrits, le docteur a établi abusivement le lien entre la pathologie du patient (état de stress sévère, burn-out, dépression…) et son travail.

    Le docteur Djemil, mise en cause par deux employeurs différents, essaiera lors de l’audience de prouver qu’elle avait bien les cartes en mains pour établir une corrélation directe entre le « harcèlement » subi au travail par les salariées qu’elle suivait, et leur état de santé gravement dégradé. Il est question de dépressions, de tentatives de suicide, rien de moins. Si elle était en mesure de le faire, c’est parce qu’elle a accompagné ces femmes pendant plusieurs années, explique-t-elle. Parce qu’elle a procédé à des études de poste dans l’entreprise. Parce qu’elle a recueilli, dit-elle, des « récits concordants de maltraitances psychologiques et sexuelles, des tentatives régulières d’embrasser, de toucher les fesses, les seins… ». Parce qu’elle a pu lire des SMS avec des propositions sexuelles crues, puis, après le refus des avances, des textos de dénigrement et des reproches sur une supposée incompétence.

    « On demande aux médecins de se dédire »

    Combien de médecins, à l’instar de Karine Djemil, se font ainsi taper sur les doigts ? Le docteur Dominique Huez, vice-président de l’association Santé et médecine du travail (SMT), et qui a lui-même été attaqué par la société Orys, sous-traitante d’EDF, pour avoir attesté du lien entre la pathologie anxio-dépressive d’un soudeur de la centrale nucléaire de Chinon avec son travail, évoque 400 plaintes par an, dont 200 contre des généralistes et 100 contre des médecins du travail. La dernière fois qu’il s’est essayé à un inventaire, l’Ordre a pour sa part compté seulement une dizaine d’affaires en cours, concernant des médecins du travail. Pas vraiment le même ordre de grandeur.

    « Les chiffres de l’Ordre sont en trompe l’oeil, estime Sophie Fantoni-Quinton, médecin du travail à Lille, et co-auteur du rapport Issindou de 2015, dont les recommandations ont été reprises dans la loi El Khomri. Si on comptait les conciliations, étape préalable à la chambre disciplinaire, ils se révéleraient bien supérieurs. Très souvent, lors de cette phase, on demande aux médecins de se dédire. » Autrement dit, de remanier leur plume s’ils veulent échapper au procès. Les avocats des employeurs savent mettre la pression. Et visiblement, cela fonctionne. « Le signal général qui est donné, c’est fermez votre gueule », balance un inspecteur du travail sous couvert d’anonymat.

    Scrupuleuses précautions langagières

    Le code de déontologie de l’Ordre interdit-il vraiment de faire le lien entre les symptômes du patient et une origine professionnelle ? Cela serait paradoxal, alors que la médecine du travail a une mission de prévention et de protection contre les risques.

    En fait, l’article 28 condamne seulement « la délivrance d’un rapport tendancieux ou d’un certificat de complaisance ». Mais l’Ordre a une conception large de cette dernière notion. Quand il soupçonne le médecin d’avoir établi un lien de causalité santé/travail sans détenir la preuve formelle de ce qu’il avance, il considère qu’il s’agit d’une faute. Et s’associe d’ailleurs souvent à la plainte de l’employeur.

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    André Deseur, vice-président du conseil national de l’Ordre, risque une comparaison osée : « Après un accident, l’expert automobile dit seulement que votre aile avant droite est défoncée, pas que c’est le conducteur du bus 26 qui est à l’origine du dommage, car, même si vous le lui avez dit, au fond, il n’en sait rien ».

    Selon l’Ordre encore, le médecin devrait toujours prendre de scrupuleuses précautions langagières dans ses écrits : lien avec le travail exprimé comme les dires du patient (« M. Untel dit que son état de stress est dû à.. »), usage du conditionnel (la dépression « pourrait être due à »), etc. Des pincettes que ne prennent pas toujours les professionnels.

    « Les règles pour se montrer irréprochable ne sont pas si compliquées, estime Sophie Fantoni-Quinton. Il suffit de bien peser ses mots, de n’écrire que ce que l’on a pu constater soi-même, de ne pas réagir dans l’urgence ou guidé uniquement par son empathie pour le patient. Dans 100% des cas, le médecin n’est pas témoin d’un harcèlement. Même s’il pense son patient franc et honnête, il ne peut pas reprendre de but en blanc les accusations. »

    « Les salariés affabulateurs ne sont pas légion »

    La chambre disciplinaire a déjà disculpé des médecins mis en cause. Ce fut le cas pour un psychiatre, en 2016. Dans une lettre à un confrère, il avait indiqué que son patient « présent[ait] un syndrome anxio-dépressif réactionnel à un conflit professionnel pour [sa] part insoluble ». La formulation a été considérée maladroite mais, l’écrit n’indiquant ni la nature du conflit, ni ne désignant un responsable, aucune sanction n’a été prononcée.

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    Le docteur Bernadette Bergeron a fait l’objet de deux plaintes et d’une condamnation. « Les salariés affabulateurs ne sont pas légion et on les repère, assure-t-elle. J’investigue pendant plusieurs heures, je retrace le parcours professionnel du patient. J’essaie de trouver précisément ce qui, dans le travail, a amené à des phénomènes de décompensation physique et/ou psychique. »

    Quelques médecins du travail ont tenté un recours devant le conseil d’État, pour enrayer les plaintes d’employeurs. Les arguments déployés ? Se défendre devant la chambre disciplinaire de l’Ordre implique de mettre à jour des éléments du dossier médical et donc de violer le secret professionnel. Corrélativement, ne pas se défendre pour ne pas mettre à mal ce fameux secret, revient à faire l’objet d’un procès non équitable. La juridiction suprême, pas convaincue par ce raisonnement, a rejeté leur requête, en octobre 2017.

    L’association SMT, le syndicat de la médecine générale (SMG), et le SMTIEG-CGT ne veulent pas en rester là et devraient déposer ce vendredi un recours devant la Cour européenne des droits de l’homme. Seront-ils entendus au plus haut niveau ?

    Source : Quand les médecins du travail sont sur le banc des accusés – L’Express L’Entreprise

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